Saint Pancrace: De la ville éternelle à la Haute Provence.

1-Fragments d'Histoire théologique

Selon les théologiens, Pancrace était un jeune homme d'à peine quatorze ans quand il fut décapité à Rome, en 304, sous l'empereur Dioclétien, pour avoir proclamé sa foi en Dieu.
C'est une chrétienne, la matrone Ottavilla ( l'histoire a donné son nom à une entrée des catacombes ) qui va recueillir son corps et l'inhumer prés de chez elle, dans le cimetière de Calèpode qui prit ensuite le nom de Pancrace.
Ici, une basilique sera construite sur les catacombes : elle est dédiée au jeune martyre et porte le titre de cardinalice parmi les plus anciens de Rome.
Notons que la première mention du martyre de Saint Pancrace figure dans le plus ancien martyrologue de langue latine ( martyrologue hiéronymien ) qui le fixe au 12 Mai.

--- Tête de la statue de St. Pancrace de l'église Notre-Dame du Bourguet à Forcalquier.

Si son chef se trouve à St-Jean-de-Latran, les autres reliques sont à la basilique qui porte son nom.
Traditionnellement, il est représenté debout, tenant une couronne. Cette représentation provient de la reproduction d'une mosaïque du VI°siècle, publiée par Ciampini ( in Vetera Monumenta ).

2-Fragments d'Histoire provençale

Marie-Jacobé et Marie-Salomé ont débarqué sur le sol de Provence en Camargue dans cette contrée qui deviendra Les Saintes Maries de la Mer. Selon la tradition, elles étaient accompagnées de Marie-Madeleine, Marthe, Maximin et Lazare. Présentes au pied de la croix, en Palestine, c'est en Provence qu'elles accomplissent leur mission d'évangélisation.

C'est donc tout naturellement là où elles ont vécu que leur culte va se développer au cours des siècles, témoignant ainsi la présence très ancienne du christianisme en Provence qui fut sans doute la porte de pénétration de la religion chrétienne en Gaule. Mais comment Pancrace, phrygien d'origine, martyr à 14 ans, au IV° s., est il devenu le saint protecteur de Manosque et de Forcalquier ?

3-Fragments d'Histoire générale

Pendant longtemps les chrétiens ont cherché à rattacher des lieux de cultes ou des pèlerinages à des fondateurs du temps de Jésus ou aux premiers martyrs de la nouvelle religion.

Leur vénération, manifestée d'abord auprès de leurs corps, concernera ensuite tout ce qui peut évoquer leur mémoire. Ainsi naîtra la pratique du morcellement des reliques qui permet aux croyants d'être en relation plus directe avec les témoins du Christ. C'est à ce courant général que va se rattacher une demande de la communauté chrétienne manosquine mais elle interviendra tardivement, vers le XVII° s. et pour des raisons…régionalistes !

4-Fragments d'Histoire locale

C'est St. Grégoire de Tours qui évoque dans ses écrits St. Pancrace et le qualifie de « vengeurs des parjures ». Il précise même que Dieu, « par un miracle continuel punit visiblement les faux serments qui ont été faits devant ses reliques ». (De Gloria Martyrium)

Or, à la suite d'une affaire dite des « faux témoins de Manosque », ces habitants eurent une réputation de menteurs sans doute entretenue par la jalousie des autres communes. De plus dans la société médiévale du XIV° s. près du tiers de l'activité judiciaire est occupée par des contentieux verbaux relatifs à des insultes, diffamations, menaces et propagation de rumeurs mensongères.

--- Tableau se trouvant dans l'église St. Sauveur de Manosque. St. Pancrace est ici figuré sous les traits d'un légionnaire romain casqué et bouclier en main.

C'est donc pour changer cette représentation, cette image que des Manosquins pensèrent à St. Pancrace, punisseur des faux serments ! Il convient ici de noter que la plupart des saints sont invoqués pour protéger des malheurs de la vie : maladies, épidémie, douleurs, accidents de toutes sortes. Rien de tout cela ici, c'est un recours moral que va chercher Manosque, celui de la vérité et de la probité.

François I avait il raison de parler de Manosque la Pudique  ? En tout cas, en 1712, l'ordre des Carmes à Rome envoya un fragment d'ossuaire de St Pancrace et c'est la chapelle de Toutes-Aures qui recueillit ces restes. Dès lors du premier pèlerinage, en 1726 jusqu'à la révolution, on trouve toute une célébration militaro-religieuse avec cavalcade, foire et compagnie de Suisses.

Aujourd'hui, les amis de St. Brancaï (nom provençal de Saint Pancrace) ont fait revivre le roumavagi du 12 mai d'une manière plus modeste mais c'est surtout le lundi de Pâques que les Manosquins montent à Toutes-Aures assister à la messe et pique-niquer sous les oliviers.

5-Fragments d'Histoire picturale

a-A Toutes Aures : représentation picturale du martyre

La chapelle de Toutes Aures est dédiée à Saint Pancrace. Située sur une colline ventée ( aure=vent ) ,elle fait face au Mont d'Or et semble dépositaire d'un éternel provençal. Elle ressemble à un vaisseau de pierres qui n'a cherché que la solidité pour mieux s'enraciner dans un décor d'oliviers, de pierres sèches, de ciel bleu : un de ces lieux bas alpins ou souffle l'esprit.
A l'intérieur, nous trouvons des représentations artistiques de saint Pancrace : tableaux, statues, mais aussi ex-voto. Son iconographie est ici celle d'un jeune homme agenouillé qui va subir le supplice du bourreau lui tranchant la tête. C'est le cas du tableau du peintre manosquin Laurent Barthélémy, placé au dessus de l’autel. Le  jeune homme apparait en costume de centurion romain et on retrouve la même tenue pour le buste reliquaire sculpté en 1796 par Florentin Abrard en remplacement de celui détruit par les révolutionnaires.

b-A Manosque : représentation picturale originale

A Manosque, l'église Saint Sauveur abrite au fond du bras nord du transept un beau retable en bois doré orné de volutes, de  vases et de chérubins.
C'est ce retable qui accueille un tableau ( daté 13ème ou 14ème siècle ) représentant le jeune Saint Pancrace. Il est du à J.B Guis, "peintre établi dans cette ville".
Mais ici St Pancrace n'est pas représenté au moment de son martyre !
Vêtu en centurion ( casque, justaucorps, toge, sandales,etc.. ) il se tient debout, bien planté sur ses deux pieds, la main droite appuyé sur un magnifique bouclier, la main gauche tendue vers l'horizon ou se trouve une chapelle romane . (voir photo supra, 4)
Devant lui, à terre, un jeune garcon,la jambe cassée entourée par un bandage, semble implorer sa guérison. Au pied de St Pancrace sont posés la palme et la couronne , symbole des martyrs .
Mais quelle étrangeté de voir apparaitre deux autres personnages barbus, debout, vêtus à l'antique et tenant à la main, palme et couronne ! Qui sont-ils ....? C'est Jacques Thirion  (Chroniques de provence, n 345) qui a résolu la question grace aux outils figurant au pieds des deux personnages .Il s'agit en effet d'outils de cordonnier-alène-marteau-tranchant ; permettant d'identifier ainsi Saint Crespin et saint Crespinien . Anecdote savoureuse, les prix-faits (devis) révèlent que pour des raisons d'économie deux tableaux ont été réunis en un seul expliquant ainsi cette réunion de différents personnages !
Quant au blessé implorant, il peut se rattacher à une pratique populaire, celle de l'ex-voto, par une prière adressée au saint.

c-Représentation picturale populaire : les ex-voto

Un ex-voto peint est une petite peinture offerte au ciel ( saint ou divinité) à la suite d'un vœu et en remerciement d'une intervention bienveillante( voire miraculeuse) . Cette image de l'art populaire établit ainsi une relation directe entre l'homme et le ciel ,traduisant une piété individuelle. Et de fait, on rencontre sur la peinture deux espaces figurés : l'espace céleste occupé par le saint attentif et l'espace terrestre de l'homme aux prises aves les multiples problèmes de la vie . Notons que ces ex-voto se croisent rarement dans les églises paroissiales mais concernent des chapelles de pèlerinage .
C'est bien le cas à Manosque ou la Chapelle de Toutes Aures abrite quelques ex-voto ou le saint vénéré est Pancrace.Ils amènent deux remarques :
1-  Le saint est toujours représenté avec le même costume de militaire romain et notamment sa belle toge rouge. Parfois coiffé d'un casque rutilant, parfois avec de simples
cheveux frisés. Sur l'un d'eux , debout sur son nuage, il brandit sa palme de martyre et protège les victimes d'un accident dont l'un voit sa calotte rouge voler en l'air. Il est daté de 1777 !...Bien que classique de conception (deux mondes terre-ciel), notons cependant un élément bien provençal .
Ici , la romanité est présente dans l'imaginaire collectif . Systématiquement, le moindre monument ancien, par exemple, est qualifié de "romain".
Aussi la représentation peinte ou sculptée de notre centurion dans son habit militaire  traduit bien ce sentiment quasi charnel de permanence de l'histoire romaine !
2-  Pancrace , par son invocation, punie les faux serments et présente un exemple de probité .
Voila des vertus difficiles à traduire dans des tableautins naifs qui désignent un événement précis, un voeu, un miracle !
Aussi, l'évolution va orienter l'intervention de Saint Pancrace vers un type de blessure spécifique : la jambe fracturée. L'homme ou l'enfant montre ostensiblement sa
jambe blessée ou fracturée, ses béquilles, ses bandages.
A cet égard, la chapelle Saint Pancrace, prés de Puyloubier dans les Bouches du Rhône, conserve de très beaux ex-voto présentés au Musée du Vieil Aix en 2008.

Le tableau de Saint Sauveur, à Manosque, présente lui aussi le même sujet : un enfant bléssé à la jambe.

6-Fragments d'Histoire religieuse

a-Un saint guérisseur

N'oublions pas qu'en langue provençale, le nom de Saint Pancrace est  "Brancai", ce qui signifie littéralement "Le boiteux" ! Il y a ainsi une assimilation complète entre le nom du saint et les maux qu'il guérit ! Sa protection dans ce domaine va se vérifier en de nombreux endroits.
Nous pouvons évoquer, dans les hautes alpes, à Villard-Saint-Pancrace, une chapelle dédiée à notre protecteur et décorée de fresques évoquant sa vie. L'historien du diocèse (Albert en 1783 ) peut écrire : "Les infirmes s'y font transporter et beaucoup ont été miraculeusement guéris. Aujourd'hui de nombreuses
béquilles, accrochées au mur, témoignent de ce passé".
Dans le pays de Nice, un quartier porte le nom de St Pancrace et on lui attribuait le pouvoir de guérir non seulement les blessures mais aussi les maladies
des jambes : goutte, phlébite, rhumatismes.
C'est un peu la même idée que l'on retrouve à Digne, à la chapelle Saint Pancrace qui domine la ville depuis plus de mille ans, à prés de 900 mètres d'altitude.
Ici, sa fête est associée aux bains thermaux....qui soulagent des rhumatismes !
Un pèlerinage marque ces croyances dans le saint guérisseur et depuis 1730 ou la chapelle reçu en don des reliques du saint, une procession amenait un buste reliquaire jusqu'a la chapelle (il revit aujourd'hui.au départ des thermes !).C'est Emmanuel Simon Hamilton, chanoine de Digne, qui fit don du buste reliquaire contenant les restes du Saint qui lui auraient été remis par la reine de Pologne Marie Casimir lorsqu'il était à son service.

---- Buste reliquaire en bois doré, Digne.

b-Autres titres d'invocation

Saint Pancrace est aussi célébré en Corse sou le nom de San Brancaziu. Comme dans les basses alpes, il connait une particulière dévotion, apparaissant dans de nombreuses chapelles et oratoires.
Il est alors le protecteur des bergers et des animaux domestiques, sa fête coïncidant avec la tonte des troupeaux.
A Castellare-di-Casinca, en haute corse, la fête de la Saint Pancrace donne lieu à une importante foire agricole : " a fiera di San pancraziu ",en particulier une foire équine .
Dans l'île, jusqu'au siècle dernier il était aussi considéré comme le protecteur ....des bandits corses.
D'une manière plus générale, le gout des reliques va faire que diverses régions s'attacheront à Pancrace qu'on retrouvera sous diverses dénominations : - saint brancas ou brancaccio en Italie, saint planchers en Normandie...etc...
De même son intervention miraculeuse s'adaptera à diverses invocations.
Ainsi, de part son jeune âge (martyre à 14 ans et demi) il sera facilement invoqué pour tout ce qui concerne l'enfance.
Une  autre flèche à son arc va venir, simplement, de sa date calendaire de célébration : le 12 Mai.

c-Un saint climatique ?

Pour le monde rural des basses alpes, la nature était un bréviaire quotidien. Les traditions orales constituent alors toute une somme de connaissance permettant à l'homme de s'adapter à son environnement.
Ainsi, une crainte réapparait tous les ans au mois de Mai : celle d'une variation climatique apportant le gel capable de réduire  à zéro les plantations en début
de germination.
La tradition a fixé la période critique : celle des Saints de glace : Saint Mamert (11) ; Saint Pancrace (12) ; Saint Servais(13).

---- Statue processionnelle, Husseren-les -chateaux, Alsace (15ème siècle).

Les dictons sont alors nombreux : par exemple " Saint Pancrace....apporte la glace " !
Sommes nous en présence de saints  "météorologiques", qui sont alors invoqués par les agriculteurs pour éviter le gel dans cette période climatologique ?
Selon certains , l'expression °°saints de glace°° apparait d'abord en Allemagne, au 15ème siècle avant de passer en France au milieu du 19ème siècle .
----Notons que la légende de Servais fait référence aux contingences climatiques : les ailes d'un ange le protègent du soleil  et la neige tombée sur son lieu
inconnu d'inhumation montra qu'il fallait y bâtir une église...
----Mamert ouvre la fête chrétienne des rogations ou les paysans récitent des prières pour protéger les cultures des aléas climatiques.
----Pancrace n'a pas dans sa brève vie de rapport direct avec la météo...Mais, coincé entre ses deux voisins de calendrier, il a été entrainé sous cette bannière climatique.
D'autres saints célébrés au mois de Mai génèrent d'ailleurs aussi des dictons liés au climat : --Boniface(14) "Le bon St Boniface entre en brisant la glace " ou
Bernardin(20)"S'il gèle à la St Bernardin, adieu le vin".
Depuis 1960, les saints de glace historiques ont disparu du calendrier chrétien au profit d'Estelle, Achille et Rolande .
Mais en Haute Provence la popularité de Saint Pancrace reste vivace dans les esprits ; il symbolise toujours un repère dans le monde paysan : celui des derniers risques
de l'hiver et du retour du froid.

7-Fragments de littérature gionienne

Dans la "Revue Giono" n°11(page 133), Michèle Ducheny remet en lumière un peintre injustement méconnu : Amédée de La Patellière. Il a été l'illustrateur de "Colline" et Giono a alors écrit en 1930 une préface à cette édition.
Il s'agit- presque avant la lettre -d'une "Présentation de Pan" ! Deux vérités y apparaissent :
...une terre vivante qui porte le souffle du Dieu grec
...une langue de la terre qui permet d'écrire "Colline" en parlant vrai.
Pourquoi le choix de cette écriture ?
Pour répondre à cette question, Giono va utiliser une métaphore en faisant intervenir Saint Pancrace !
 " Je suis peut-être comme ce compagnon du Christ qui chantait faux. Saint Pancrace vint trouver le Seigneur et lui dit : "Maître, fais-le taire, c'est un massacre d'oreilles; s'il continue la cervelle va me couler par le nez." Et Jésus le regarde de son bel œil bleu, et il lui dit : "Pancrace, je te croyais l'âme plus pure."...
C'est donc qu'une âme pure doit comprendre la mauvaise musique, le parler mal, pour ressentir la vérité.
Au delà du génie littéraire de l'auteur notons ici que Giono - comme tous les bas-alpins - a bien en lui l'image de Pancrace, jeune saint de l'âge de 14 ans à l'âme pure.
Son souvenir apparait ici dans les lieux, les monuments, les peintures, les statues, les dictons, les saisons, les croyances.
Bref, il reste vivant dans la mémoire collective. Il peut alors être d'emblée reconnu et utilisé comme référence (sans besoin d'autres explications ) et sa seule citation permet ici d'évoquer une grande âme.
Notons encore qu'il ne s'agit pas dans le texte d'une invocation religieuse traditionnelle, mais d'un épisode qui nous montre Pancrace dans sa vie au ciel, avec ses idées et ses petites faiblesses bien humaines.
En tous cas, sous la plume de Giono, Saint Pancrace apparait bien comme une référence utile à  sa présentation.
Grâce à l'écrivain, Saint Pancrace est aussi entré en littérature.

8-Fragments d'Histoire universelle

En Haute Provence, on trouve souvent l'invocation à St. Pancrace, à Manosque, à Forcalquier, à Oraison (à la chapelle qui lui est consacré dans le joli quartier de La Tuilière ), mais aussi sur de modestes oratoires à la croisée des chemins. En Provence, il est chez lui.

---Statue de St. Pancrace de l'église de Forcalquier (1).

Pourtant, il vient d'ailleurs et c'est un bel exemple de la notion d'accueil que porte les Evangiles. Mais d'autres églises portent son nom en Italie, en Espagne et surtout en Angleterre. En effet, en 657, le pape, Vitalien, envoya une partie des reliques au roi d'Angleterre qui bâtit une église pour les recevoir. Ainsi grâce à St. Pancrace, nous mettons le doigt sur cette vérité : un acte de foi d'un enfant de 14 ans a une valeur spirituelle universelle.

Au père Thierry-François de Vrégille

Robert Sausse

Sources : - Dictionnaire théologiques

- Abbé Féraud : « Histoire de Manosque », 1848.

- Nicole Jumel : « Chroniques Manosquines », 2003 à 2008 (gratuite à la mairie de Manosque).

(1) La statue date du XVIIIème siècle. (note du rédacteur du site)

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