Manoletta :

Le petit rideau en coton blanc fut le dernier élément que Manoletta ajusta à la roulotte en bois de peuplier.

Tellement habile de ses doigts c'est toute l'année qu'elle fabriquait les objets de sa tribu.

Le panier en osier souple cueilli le long des roubines elle le connaissait depuis longtemps. Mais l'idée lui était venue d'autre chose:elle avait pensé à ces belles roulottes en bois aperçues au croisement de Pioch-Badet ;l 'année dernière.

Les frises jaunes, le vert cru du toit ou les planches peintes en rouge étaient fixés définitivement dans sa rétine.

_ Tiens, bella Manoletta

C'est son père,Balthazarou, qui lui avait tendu à bout de bras une boite de peinture....Il l'avait acheté à son cousin, Romario, au marché, place du Terreau.

Les yeux de Manoletta jetèrent des étincelles toute la soirée : ils étaient aussi sombre que sa peau....

Maintenant ses roulottes seraient encore plus belles que les vrais....

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_ Tiens un bleu, et un noir et un vert!

Carmen lui jeta tout en boule.

_ Vas-y, fait deux belles robes : une pour toi, une pour moi!

Carmen, à 19 ans, était enceinte pour la troisième fois. Elle adorait sa soeur et lui apportait tous les chiffons qu'elle trouvait. Un gadjo ou sa femme ne résistait pas à un sourire d'enfer ou à un pas de danse virevoltant.

C'est que Manoletta adorait les robes et en un tour de main elle transformait les tissus. En les habillant de chouchous puisés dans sa malle magique elle renforçait encore

le port altier de sa soeur ou de sa mère dont les démarches ondulantes agitaient les étoffes....

_ Vas-y, vas-y Manoletta ; Qu'on soit des reines!!

_ Bien sûr, d'accord pour les robes Carmencita

_ Mais pour toi elle sera plus grande : tu es plus grosse.....

Et elle éclata de rire, découvrant une rangée de petites dents toutes blanches.

Aussitôt, comme prévu, sa soeur réagit. Elle lui jeta un bol d'eau à la figure.

_ Va-t-en, souillon, je suis bien plus belle que toi! Tes robes, garde toi les. Je n'en ai pas besoin.

Elles s'esclaffèrent à nouveau, se roulant dans la poussière avec Mathias et Tatiana ; les deux derniers....

Pourtant le soir, au campement de Sainte Tulle ou ils étaient depuis six mois, alors que tous les autres s'étaient endormis, Manolete se fit plus sérieuse....

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Les étoffes les plus belles, les plus soyeuses, les plus chamarrées, elle les avait mises de coté. Ce n'était pas pour ses robes. C'était .....pour Sara.

Depuis qu'elle était descendue dans la crypte noircie de cierges de l'église des Saintes Maries de la Mer, aux alentours du 24 Mai, elle était restée fascinée....

Les pointes lumineuses des longs cierges tordus par le feu, la chaleur étouffante qui saisit la gorge, les ex-voto, les bouquets.....Tout contribuait à l'amener dans un autre monde.

Et la statue de Sara avec ses yeux en amande , ses lèvres minces, ses pupilles dilatées et sa peau noire, comme elle...C'était un peu son double...sa soeur !

Et toutes ces étoffes mises de coté c'était pour confectionner un beau manteau pour Sara, lui offrir et lui poser sur les épaules.

Tous les soirs, en cachette, elle le perfectionnait. Elle l'avait choisi bleu, avec un ruban rose pour l'attacher et un fil d'or tout autour.

Le fil d'or elle l'avait acheté elle même à la mercerie de le rue Grande ; là ou le chat était dans la vitrine.

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Carmen n'était pas tombée du dernier arc-en-ciel. Elle avait vu le manège de Manoletta qui faisait semblant de s'endormir pour se lever plus tard, au clair de cette lune qui ressemble

à un collier d'argent. Elle avait sans scrupule fouillé dans la malle et avait trouvé le manteau.

_Elle a raison, ma soeur ; c'est pour notre sainte ; c'est une vraie gitane.

D'ailleurs, elle aussi, elle avait prévu une offrande. Elle avait gardé la belle photo que Robert di Vénézia avait prise à ses enfants, l'année dernière, pour le baptême.

Elle la glisserait sous le manteau et ainsi ils seraient bénis au milieu de la mer et des chevaux.

Ce gadjo il respectait les gitans.Ca se voyait sur ses photos.
Elle lui donnerait une médaille et un beau sourire .Elle le reverrait, c'est sûr : Sara on n'y résiste pas.

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Cette année l'été s'était montré dés le mois de Mai. Les coquelicots saignaient au milieu des boules de pissenlits qui se dissipaient le long des chemins.

Il faisait déjà 27 degrés, ce 21 Mai, à dix heures du matin. Manoletta , elle avait connue ça à Murcie. La chaleur ça lui plaisait.

Demain, ils partiraient dans la fourgonnette vers les horizons plats, vers les Saintes Maries ; pensait-elle.

C'est à ce moment que Balthazarou déboula dans le campement , en revenant de Manosque.

_Mon frère a la jambe cassé. C'est grave. Il faut partir de suite. Vite !

Manoletta revenait de la rigole qui arrosait le champ de maïs, traînant à bout de bras l'arrosoir en étain, pour doucher Joachim et Tatiana.

Dès qu'elle entendit son père un éclair traversa son esprit : elle allait être privée de son pèlerinage, de l'offrande à Sara, de ce moment tant rêvé.

Elle ne le voulait pas. En un éclair sa décision fut prise. Elle se précipita sur la malle, en extirpa le manteau er se mit à courir en criant à sa soeur :

_Je n'y vais pas! Je n'y vais pas! Collioure c'est trop loin! Je vais aux Saintes! Je prierai pour la jambe cassée! Venez me reprendre là-bas!

Et d'instinct, sans attendre, elle se mit à courir vers Manosque.

Balthazarou faillit s'étouffer. C'est lui, le patriarche, qui devait décider. Le contour de ses yeux cernés de poils épais noirci encore et il essuya son front avec la manche

de sa chemise roulée jusqu'au coude.

Carmen le rassura : _ Laisse, je la connais, elle en fera à sa tête, elle y arrivera........

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Tout alla vite dans la tête de la petite gitane. Elle pensa au cirque Bonnard, à coté du silo. Tout le monde la connaissait là-bas. A chaque fois elle s'arrétait pour donner

un bout de pain à Canaille, l'âne gris. Et surtout elle l'avait bien retenue : la prochaine étape c'était ..... Arles.... au bord du Rhône..... à deux pas de la Camargue!

Il y aurait une représentation le 23 Mai. Manoletta était têtu. C'est dans le van de 'Canaille' qu'elle voulut passer la nuit jusqu'à Arles .

Après elle aurait tout un jour pour arriver aux Saintes , jusqu'à l'église forteresse .

Quand la ménagerie se fut installé place Lamartine, elle se mit à courir en agitant la main vers ses compagnons de cirque : _ A bientôt, à bientôt !

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Dés que le pays s'étendait dans sa plénitude, élargissant le regard vers le ciel retrouvé, Robert se sentait mieux.

C'était un peu la clé de ces vastes étendues camarguaises : traverser le miroir, changer de vie grâce à un souffle de nature et de vérité. Un peu comme dans la montage bleue de Lure.

Depuis plusieurs années il ne ratait jamais la procéssion des gitans à la mer. Pour lui et pour Yolande, sa soeur du Haut Pays, leurs vies étaient placées sous une nouvelle devise :"La Camargue est au bout du chemin..."

Mais cette année c'était particulier. Ils avaient une roulotte en bois et c'est avec elle qu'ils arriveraient aux Saintes, comme de vrais gitans.

De son toit arrondi dépassait une cheminée en tôle et le râteau dessous la fenêtre aux rideaux de coton blanc était chargée d'une javelle de roseaux.

C'est un gros paturon, un de ceux qui tractait les wagons de la mine de La Gaude , à Manosque, à cent mètres de fond, qui maintenant tirait la roulotte.

Quel changement ! Pendant des années Thorame n'était sorti du fond que les jours de week-end. A la fermeture de la mine Robert avait pu l'acheter et aujourd'hui, enfin, il respirait les espaces sauvages.

_Regarde, regarde c'est Manoletta là-bas dans la draille.

Yo avait immédiatement reconnu la petite gitane avec qui elle partageait tant de complicités dans les rues de Manosque, notamment des chocolats au glacier de la Plaine...

D'ailleurs ce devait être une surprise...Passer la prendre au campement et l'amener en vieille roulotte aux Saintes...

Mais Manoleta, fille du vent, courait déjà les sentiers. Heureusement, le hasard....

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Ce petit matin du 24 Mai la descente vers les Saintes Maries fut comme toujours : plus le ciel étirait son domaine et plus l'esprit grandissait.

La route de Cacharel cheminait dans un chemin poudreux vers l'église forteresse. Les premiers rayons de soleil avaient depuis longtemps éveillés aigrettes et flamants.

Tout du long des roulottes gitanes attendaient le grand jour de la procession. A elles seules elles apportaient tout un rêve, tout un désir d'ailleurs.

Sentant son espoir se réaliser Manoletta serrait contre elle le manteau longtemps préparé pour couvrir les épaules de Sara.

_Le beau bleu! le beau bleu! répétait-elle en caressant le soyeux du tissu....

C'est place des gitans, à deux pas de l'église, que Thorame fut attelé.

Aussitot Manoletta sauta à terre et, manteau sous le bras, se précipita vers l'église. Mais elle stoppa net. Ce bonheur elle le voulait mais aussi elle voulait le partager : elle attendit ses deux amis, les deux gadje, Rob et Yo .

Tous trois avancèrent sur une place maintenant déserte ...... ou presque.....

Sortant du presbytère le père Thierry, avant tout le monde, allait ouvrir une nouvelle journée de foi. Le contact fut immédiat, comme toujours.

Les trois compères pensaient souvent à lui tout au long de l'année .Sa présence, sa foi intense, son regard attentif étaient pour eux indissociable du pèlerinage.

D'année en année ils s'étaient forgés une amitié. Il fut immédiatement mis au courant des péripéties du voyage.

Le père conduisit les trois amis dans l'église : la pénombre les emmena déjà au recueillement.

_C'est beau

_C'est bien

_C'est.....

En effet les mots manquaient. Après être passé devant l'autel des saintes toutes fleuries dans leur barque et revu le bel ex-voto, un canevas de pensées offert l'année d'avant, l'arrivée devant Sara fut un instant magique, hors du temps.

Manoletta, Robert et Yolande revêtirent ensemble Sara du manteau bleu.

Le Père Thierry, avec une voix céleste entonna : "Sara, Sara, sainte et amie, entends nos voix, nos voix qui prient ".

Robert Sausse

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