Tiré de : « La vieille France--- La Provence  » 

par Robida

Les illustrations de l'auteur ont été remplacées par des cartes postales anciennes.

 

VI

Manosque-Sisteron

La vallée de la Durance.- Paysages de montagne, Mirabeau, Volx, Les Mées, Volonnes.- Aspect fantastique de Sisteron.- Les quatre tours.- La gorge de la Durance.- Le piton de la Baume et le piton de la citadelle.

 

Cette capricieuse Durance aux allures indépendantes, qui vagabonde à travers les montagnes, s'attarde nonchalante ici et roule plus loin avec prestesse, escaladant parfois ses berges et les em­portant même dans sa course, se promène, nymphe irrégulière et fantaisiste, à travers un magnifique pays, dans une vallée tantôt assez étranglée pour que d'un rocher à l'autre un pont soit jeté et tantôt large à donner toutes ses aises à sa rivière qui s'é­tale, parsemée d'Iles ou plutôt de bancs de graviers, dans un lit assez vaste pour contenir le Rhône lui-même avec la Saône.

C'est la Provence montagneuse, si différente de la Provence des plaines, — la « gueuse parfumée, — de la plaine ardente, ivre de soleil et de lumière, et différente aussi de la Provence montagneuse du littoral. C'est une région alpestre, toujours méridionale d'aspect mais plus fraîche, où le roc sec et brûlé, le plateau aride par déforestation, alternent avec des pentes vertes, de sombres coulées de bois au fond des ravins.

Maints vieux pays s'échelonnent au flanc des collines tout le long de la vallée : Cadenet, Pertuis, dominés par leurs châteaux ruinés; la Tour d'Aigues dans une vallée latérale, autre grande ruine, superbe château du xvi° siècle, reflétant ses tours éventrées dans un étang. Le Luberon, en arrière de ces villages, de Mérindol à Aigues et Cabrières, c'est le pays des malheureux hérétiques Vaudois, si cruellement traqués dans leurs ravins en 1543 par le fanatique baron d'Oppède sur les ordres du parlement d'Aix. Alors les flammes d'une vingtaine de châteaux, bourgs ou villages, éclairèrent le massacre de quatre mille personnes, premières flammes, premiers égorgements des guerres religieuses; l'horreur de cette exécution révolta toutes les consciences encore non accoutumées aux affreuses et impitoyables tueries, et le cri des populations égorgées parvint à la cour qui fit le procès des féroces exécuteurs dont quelques-uns périrent de la main du bourreau.

La Durance se rétrécit soudain en une gorge encaissée, traversée par un pont suspendu. C'est Mirabeau, autre nom sonnant comme un coup de clairon et rap­pelant celui qui fut le boute-feu d'un autre plus vaste incendie; le modeste village perdu dans ces rochers, c'est le berceau do la famille du tribun.

Manosque un peu plus loin, à l'entrée des Basses-Alpes, dans un élargissement de la vallée, parmi les oliviers et les acacias, au-dessus d'une sèche et abrupte colline que surmonte une vieille tour de garde, est une petite ville, non perchée sur le roc, mais posée sur un terrain plat à quelques centaines de mètres en arrière de la Durance. La vieille ville, après le faubourg conduisant à la gare de la ligne d'Aix à Grenoble, se présente bien. Manosque a démoli depuis long­temps ses remparts, mais elle a heureusement gardé deux de ses portes, la porte de Soubeyran et la porte de la Saulnerie. Faisant face à la rue du Faubourg, la porte de la Saulnerie s'élève serrée entre les maisons et noyée en partie dans l'ombre des énormes platanes d'une promenade tournant à la place de l'ancienne enceinte. Cette entrée de ville, d'une composition élégante et originale, est un haut pavillon carré à porte cintrée sous une arcade ogivale, coupé à mi-hauteur par deux larges mâchicoulis en plein cintre. Une galerie de fenêtres romanes à colonnettes éclaire cette partie supérieure où l'ogive se retrouve dans un grand arc de décharge.

Deux tourelles à pans coupés portant des mâchicoulis ogivaux, flanquent le pavillon que re­couvre un toit plat à grosses tuiles; l'ensemble avec sa belle division, son mélange du cintre et de l'ogive est fort gracieux et d'une jolie couleur, dans l'ombre chaude en bas et, sous le soleil, fauve et doré dans la partie supérieure. C'est derrière ce décor une bien petite ville, à la vie étroite et serrée, un lacis de petites rues sombres aux vieilles maisons grises, et de ruelles encore plus sombres aux maisons plus vieilles, avec un peu de délabrement en plus. Il y a deux églises à Manosque : l'église Saint-Sauveur, sur une place plantée d'arbres, vieil édifice sans grâce flanqué du haut clocher carré qui porte à son sommet le campanile habituel en cage de fer, et l'église Notre-Dame, pas beaucoup plus remarquable, au petit portail assez abîmé.

Quelques maisons à façade importante sur la grande rue possèdent de belles ferronneries de balcons et des grilles ventrues à volutes contournées aux fenêtres du rez -de-chaussée. Manosque était fief des Chevaliers Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, et l'on conserve, dit-on, à l'hôtel de ville, un buste en argent, œuvre du XVIII° s. qui représentai Gérard Tunc, le bon chevalier de Provence, fondateur de l'ordre après la prise de Jérusalem par la première croisade.

La porte Soubeyran est moins jolie et moins bien conservée que l'autre, c'est un pavillon carré que surmonte une tour mince, assez haute. Là encore de grands arbres ombragent le boulevard de l'ancienne enceinte, fort agréable promenade sur laquelle débouchent quelques vieilles ruelles, on quelque construction ça et là se distingue de la masse confuse par de jolies lignes ou par quelque petit détail caractéristique, telle par exemple une haute tour ronde près de la porte de la Saulnerie , autre débris de l'enceinte, transformée en maison, avec boutique au rez-de-chaussée et rangée circulaire de fenêtres en haut, à la place des créneaux, sous le petit toit plat.

Il faut noter, avant de quitter la ville, son surnom de Manosque la Pudique , qu'elle doit, suivant une légende, à l'héroïque attentat de lèse-beauté, commis sur elle-même par une jeune fille noble pour échapper aux obsessions du trop galant François I, lors d'un passage du roi en Provence. La pauvrette se défigura cruellement par le feu, renouvelant l'héroïsme des religieuses de Saint-Sauveur de Marseille, qui au sac de leur couvent, aux Sarrasins enfonçant les portes de leur chapelle, apparurent toutes, l'abbesse en tête, sanglantes et horribles, le nez et les lèvres coupés !

Le cours de la Durance devient de plus en plus pittoresque, en remontant vers Sisteron, la vieille citadelle qui garde la porte de la Provence devant les mon­tagnes du Dauphiné. Le val, empli par la large coulée de la rivière, est bordé à courte distance par de raides pentes et des ressauts de rochers derrière lesquels, aux échancrures ouvertes par des torrents tributaires, des montagnes et des montagnes apparaissent se chevauchant, et s'estompant de plus on plus pales, jus­qu'à n'être plus qu'un voile de brume dentelé à l'horizon. Deux ou trois points sont à noter particulièrement :

Voix, sur la rive droite, petit village en tas bien serré sur un mamelon dominé par de hautes croupes, barrière cachant Forcalquier à quelques lieues.

Les Mées, bourg sur la rive gauche, dans un site vraiment étrange. La mon­tagne verte, boisée ici, broussailleuse là, s'escarpe au-dessus de la Durance et aligne, sur plus d'un kilomètre, d'énormes blocs soutenant ses flancs comme des contreforts, ou bien entièrement détachés, ou encore soudés les uns aux autres, formant ainsi une file de piliers et de dolmens naturels, hauts souvent de 150 mètres , entre lesquels grimpent des couloirs verts, aboutissant quelquefois à des grottes. Longtemps on l'aperçoit au-dessus de la Durance , cette fantastique rangée de fantômes gris qui se détachent file à file, dans des perspectives bizarres, au fur et à mesure qu'on avance.

Volonnes, autre site vraiment curieux, également sur la rive gauche, ressem­blant à un village des bords du Rhin, dominé par une ruine de burg. Les maisons du bourg se groupent très pittoresquement au pied d'un rocher en aiguille sur lequel, à moitié de l'escarpement et à l'extrême pointe, sont plantées deux vieilles tours carrées.

Ces paysages si mouvementés préparent heureusement aux surprises de Sisteron, le plus extraordinaire de tous les sites curieux rencontrés sur la Durance , la plus étonnante de toutes ces petites villes, — des vivantes du moins, car il faut excepter les Baux, ce grand cadavre, — accrochées sur un ressaut de montagne, plus étrange que Vaison, dont elle reproduit le type, en accentuant et en outrant tous ses accidents pittoresques.

Sisteron, rude cité dans une rugueuse nature, mériterait d'être célèbre. Ah ! si ces rochers et ces toits avaient à évoquer le souvenir de quelques grands évé­nements do l'histoire, comme Sisteron s'imposerait farouchement aux imagi­nations ! Mais la bonne ville, en ses annales, n'a que le confus souvenir de grandeur ou d'infortunes locales très lointaines, d'assauts donnés par les armées sarrasines ou franques, comme toutes les cités d'alentour en ont subi, d'escalades et de mises à sac au temps au temps des guerres religieuses, également tout autant que les autres bourgs et cités.

Mais son prestige pittoresque est de premier ordre. Est-il d'ailleurs, n'importe où, une ville plus étrangement assise, dans une gorge plus sauvage, sur des rocs plus tourmentés, plus hérissés de pointes? Ici la Durance n'a plus la place de s'étendre comme plus bas dans les monts de Vaucluse, elle est obligée de passer par un étranglement des montagnes qui se sont soudain rapprochées, montagnes sérieuses dont les sommets, à quelques kilomètres en arrière, à droite et à gauche, pointent à douze ou quinze cents mètres.

Ce qui donne au défilé de Sisteron son caractère d'étrangeté, c'est la forme particulière de ses rochers. Il semble que, pour ouvrir passage à la Durance , le Dieu qui fit les Alpes ait, dans un moment d'impatience, déchiré de ses mains et rompu violemment la montagne, tiré et pétri les rochers pour les redresser sur chaque rive en pitons fantastiques.

La ville est sur la rive droite, cramponnée sur une étroite arête de roc pour ne pas dégringoler la pente, puissamment arc-boutée par d'énormes maisons, qui continuent le roc lui-même, renversées en arrière et serrées en tas les unes contre les autres, sous le piton qui porte tout en haut les remparts d'une citadelle. Un pont fortifié et refortifié réunit par une arche colossale les maisons de Sisteron et celles du faubourg de la Baume , blotties au pied de leur aiguille de rocher, sur une marge plus étroite encore qu'en face.

Mais il convient de ne pas aborder tout de suite la majestueuse gorge de la Durance , au pont de Sisteron, la dominante, par l'ampleur de l'ensemble et l'ac­cumulation des détails pittoresques, des attractions diverses empoignant l'atten­tion dès l'arrivée, et donnant, à chaque pas, à l'artiste ce coup d'émotion qui casse les jarrets — ou leur donne un supplément de vigueur.

Le site, d'un peu loin, est déjà d'une belle allure, avec deux blocs de mon­tagnes pelées, rugueuses, crevassées, réunies par l'arche romaine, sous laquelle passe le flot un peu trouble de la Durance , venant des Alpes bleues qui se fondent dans le ciel, au loin, derrière l'ouverture. Le bloc de gauche, au-dessus des toits étages de la ville, se dessine en Acropole bastionnée à la Vauban et superpose plusieurs lignes de remparts, que dominent de grandes constructions soutenues par des arcades. C'est du grand paysage, ce beau défilé qu'emplit la Durance , cette coupure étroite entre la ville et le faubourg de la Baume ; par cette cassure entre deux rochers, par la grande arche ouverte, il semble qu'un grand courant d'air alpestre s'en vienne souffler pour rafraîchir les plaines brû­lées d'Arles et d'Avignon, au bout de la longue vallée. Le roc, rude et tout sec, montagne de pierres grises ou rousses, s'accompagne de quelques maigres brous­sailles, dans le lit de la rivière ; mais un peu plus avant, par les champs et les jardins, des végétations moins avares, des bouquets d'arbres, des oliviers tordus, des amandiers, font valoir maisons et rochers, et des figuiers, le long d'un mur de pierres sèches, me rappellent que Sisteron est la ville de «  Canteperdrix », pays de Paul Arène, qui, dans Jean des Figues, a si bien décrit ses paysages, ses chemins de montagnes, ses bastidons et ses vieux remparts, accrochés au rocher.

Est-elle pittoresque encore, l'entrée de Sisteron, malgré la disparition des remparts! Sous le rocher même, la ville suspendue à mi-côte, serrée entre rivière et roc, n'a du largeur que pour une rue, mais ici, sur la pente adoucie, elle s'étend plus à son aise. Un rempart barrait le passage; il est tombé, mais quatre hautes tours rondes, espacées sur toute la largeur, sont demeurées debout, formant encore à la ville un frontispice superbe et digne de ce qui se rencontre derrière.

Des terrains vagues et accidentés, bordés d'une ligne de platanes ébranchés aux troncs tout blancs, s'étendent au pied des vieilles tours grises, très hautes dans le paysage, fiers débris d'une enceinte maintes fois attaquée, qui portent encore à leur sommet, comme une couronne ébréchée, les supports de leurs mâchicoulis.

Tout contre une de ces tours s'élève la très curieuse église Notre-Dame, ancienne cathédrale, édifice roman à grand pignon soutenu par des contreforts, avec toits plats au-dessus desquels montent un clocher carré et une petite coupole à huit pans. Tout cela se détache non dans le ciel, mais sur la montagne de la Baume , sur le hérissement de rochers secs et farouches au milieu desquels serpente le zigzag immense d'un sentier en lacets.

Les pauvres tours qui donnent encore un si grand caractère à cette entrée de Sisteron, sont menacées par un accès de vandalisme municipal. A Sisteron comme partout, on méprise, faute de pouvoir comprendre et apprécier, l'héritage des siècles, qui avaient su, dans les plus petites villes aussi bien que dans les riches et considérables cités, encadrer la vie en des décors d'art, simples ou magnifiques, souvent grandioses; on s'acharne, dans une rage de destruction impie, contre les souvenirs du passé, contre les témoins des vieilles luttes et des antiques grandeurs. Et toujours, hélas ! pour le seul culte de la sacro-sainte ligne droite, pour la propagation universelle de la plus odieuse banalité, du bon goût d'entrepreneur de bâtisses!

Pauvres tours innocentes, elles ont pourtant tous les titres possibles, au respect des fils de ceux qu'elles gardèrent jadis, depuis le XIII° s. et le XIV° siècle qu'elles sont là ! Sans remonter aux temps de la ville romaine de Cistero, aux souvenirs bien vagues du municipe gallo-romain, se perpétuant, pendant des siècles, en petite République à peu près indépendante et devenant, au XII°siècle, une Commune pourvue de bonnes chartes, jouissant toujours de ses vieilles fran­chises et libertés, sous la suzeraineté des comtes de Provence ; sans remonter aux heurts et chocs des Vandales, des Sarrasins et des Francs, soutenus par les remparts qui les ont précédées, ces tours, cependant, furent à la peine pendant les guerres civiles du XVI° siècle et rappellent de rudes attaques vaillamment soutenues. Les chefs des bandes protestantes de la Provence , Lesdiguières et le baron des Adrets, ayant mis la main sur Sisteron, s'y défendirent contre une armée catholique. C'est de ce côté des remparts que les canons catholiques firent une brèche furieusement assaillie. Repoussée à ce premier siège, l'armée catholique revint peu après et enleva la place qu'elle mit à feu et à sang.

Les fumées des canons de jadis sont depuis longtemps envolées, et ces épais nuages qui tourbillonnent aujourd'hui jusque par-dessus les tours, sont de simples volées de poussière soufflées par une brise mistralienne, qui prend parfois malgré le soleil des airs de bise. C'est jour de grand marché à Sisteron, et c'est aussi passage du conseil de révision; aussi tous les villages de la montagne sont-ils descendus en ville.

Devant nos tours c'est un défilé incessant d'animaux mugissant, bêlant, hen­nissant ou hihannant, de troupeaux de chèvres, de moutons et de béliers, de paysans, de paysannes, de bergers à grands manteaux, un remue-ménage de charrettes saupoudrées de cette poussière soulevée de temps en temps en nuée par l'haleine d'un zéphyr un peu rude. Les charrettes dételées sous les platanes, les mulets ou chevaux sont groupés dé-ci de-là sur les pentes, et paysans et paysannes vont aux fontaines leur chercher à boire.

L'église Notre-Dame, presque appuyée aux tours pour compléter le tableau, est un intéressant monument roman d'un beau caractère, à l'intérieur sombre et austère, qui fut cathédrale au temps où Sisteron avait des évêques.

La grande rue de Sisteron commence devant l'église, longue rue qui s'en va par de pittoresques circuits à travers de hautes façades grises et sombres, très serrées, aboutir à l'autre extrémité de la ville, à la porte fortifiée défendant le pont de la Durance sous le rocher de la citadelle.

Cette grande rue est d'ailleurs à peu près l'artère unique de la ville, il n'y a au-dessus et au-dessous que des ruelles montant au rocher, quelques rues tour­nant sous l'église ou des couloirs descendant à la rivière. On rencontre aux détours pittoresques de la grande rue une vieille petite fontaine ornant un carrefour, une petite maison gothique défigurée, qui laisse cependant voir sous les replâtrages ses arcades d'en bas et son fenestrage supérieur en quatre baies ogivales réunies, puis parmi d'autres grandes façades noircies, celle de l'hôtel Lesdiguières, aux vieilles fenêtres à croisillons de pierre, vieil hôtel de noblesse décoré aujourd'hui par un grand écriteau du titre de Variétés Sisteronnaises , et devenu café-concert, le café-concert que l'on rencontre maintenant dans les plus petites villes, pestiférant, répandant partout les écœurantes et salissantes expectorations musi­cales des boulevards extérieurs de Paris, qui déshonorent les grâces charmantes et fanées de la pauvre Chanson française.

La place du Marché, que touche la grande rue un passage, a pour ornements en face de l'hôtel de ville, une fontaine à obélisque et la Tour de l'horloge, le vieux beffroi qu'on est en train de remettre complètement à neuf, de gratter du haut en bas, après avoir enlevé de sa plate-forme la cage de fer où sonnait la cloche

municipale.

Mais voici que finit la grande rue aux sombres maisons, par une plate-forme à trente mètres au-dessus du pont, et par une porte fortifiée complètement intacte, avec ses créneaux et ses meurtrières, massives murailles rousses partant de la base de l'escarpement et se soudant, par des remparts percés de longues meurtrières, au grand rocher de la citadelle.

C'est ici que toute l'étrangeté et la puissante originalité du site apparaissent. Sur chaque rive au-dessus du pont le rocher se hérisse en un pilon de conformation extraordinaire, à pic au-dessus de la Durance , crevassé et rayé du bas en haut de longues gerçures qui font comme des ravins verticaux. Il semble là que

le roc ait été pris à l'état de pâte, tor­du, plissé et allongé en pointe, de cha­que côté de la gorge profon­de où coule la rivière. Les stratifications au lieu d'être horizontales sont redres­sées verticale­ment, mon­trant le roc nu à peine pi­qué de quel­ques touffes broussailleu­ses.

A la base du rocher de la rive gauche, le plus fantastique de forme, se blottissent les maisons du faubourg de la Baume , formant une ligne mouvementée de vieilles murailles jaunes, de grands toits ondulés et de murs de soutènement au-dessus de la Durance , avec de grandes vieilles auberges paysannes au débouché du petit pont, C'est vraiment le comble du pittoresque, le faubourg au pied de l'extraor­dinaire rocher, cette route accrochée au flanc du ravin, devant les étonnantes perspectives de l'autre rive, cette file de vieilles maisons qui s'égrènent jusque vers le svelte clocher de Saint-Dominique, vieille église ayant jadis appartenu à l'un des couvents de Sisteron.

Le piton faisant pendant sur la rive droite au pilon de la Baume porte la très considérable masse de la citadelle, une ligne de remparts s'étageant les uns par dessus les autres et suivant tous les ressauts de la crête, mettant une tour à chaque pointe, accrochant une échauguette à chaque angle. Ainsi sur l'âpre bloc si

bizarrement stratifié, tous ces murs, tous ces bâtiments, surmontant les quelques embroussaillements qui verdissent les sommets, dessinent une énorme silhouette à lignes brisées qui prend des airs de citadelle formidable.

Au-dessous une rampe en zigzag, dé­fendue par des murs crénelés, descend de la porte à une petite poterne sur le pont de la Durance , qu'enfilent des embrasures et des meurtrières. L'ensemble formé par le pont, la porte, le roc et la citadelle, vu de la rive de la Baume , est vrai­ment imposant, avec le débou­ché de la grande rue à mi-hau­teur et la plate-forme devant la porte remplie aujourd'hui de voitures de paysans attelées ou dételées. La ville semble colée au rocher, suspendue à une grande hauteur au-dessus de la rivière et soutenue par d'énormes massifs de maçonnerie, sur lesquels court une espèce de chemin de ronde qui part de la plate-forme devant la porte et longe le ban des maisons.

Renversées en arrière, étayées par des contreforts, elles ont l'air, ces maisons, de soutenir tout le poids de la ville prête à dégringoler au fond du ravin. Rudes et massives, elles se cramponnent à leur soubassement rocailleux et montent, moulent à des hauteurs do douze ou quinze étages, agrémentant leur masse de quelques petites tourelles. Dans cette façade compacte de ville, il n'y a pas de rues descendant à la Durance , mais seulement des couloirs voûtés, de noirs passages qui dégringolent a travers la masse, depuis la grande rue située en arrière à un niveau très élevé.

Ces voûtes, s'ouvrant comme des trous noirs dans les noires murailles, ces passages sous les maisons, où galopent aujourd'hui et roulent sur la pente cail­louteuse des troupeaux de moutons, sont assez peu balayés, mais qu'importe quelques coups de balai de plus ou de moins! Est-ce que le vent qui souffle ici par la grande brèche des montagnes ne se charge pas d'épousseter de temps en temps et très sérieusement le ravin? Il faut aimer les villes pittoresques jusque dans leurs verrues, comme Montaigne disait aimer son Paris. Peut-on voir ail­leurs vieilles pierres d'un plus beau ton, pans de murs plus noircis, jaunis ou verdis, maisons plus étrangement campées, maçonneries plus rudes dans un site plus farouche ?

Et les hautes et vieilles maisons ou bordure de ravin, surmontées du roc rébar­batif, encadrent par-dessus le défilé de la Durance , derrière l'arche hardie qui va d'une montagne à l'antre, des cimes vaporeuses au loin, des Alpes vertes et bleues teintes de neige par endroits…

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Texte numérisé par J.P. Audibert