La ville de Digne

Ancienne et Moderne

Annales des Basses Alpes 1899-1900

La fondation de Digne remonte à la plus haute antiquité, ou, pour mieux dire, se perd dans la nuit du passé, et on peut affirmer, dans tous les cas, qu'il n'existe pas de documents qui puissent en préciser l'origine. Cette ignorance, naturellement, a laissé le champ libre
à bon nombre d'auteurs, et ils en ont profité pour faire les suppositions les plus bizarres. Pierre de Verceil, entre autres, prétend que notre ville a été bâtie par Dina, fille unique de Jacob et de Lia. Cette assertion, dit-il, se trouve dans la Genèse. Il nous serait bien difficile, certes, de contrôler la véracité de ce qu'il avance; mais il est permis de trouver étrange et erroné qu'on aille chercher si loin une fondatrice, à une époque, surtout, où les communications étaient si difficiles. Louis Buccholin, d'un autre côté, assure qu'elle a été fondée par un grand et riche seigneur romain, du nom de Dignaus. Cette conjecture, dont il ne donne aucune preuve à l'appui, n'a pas, non plus, le moindre fondement; car notre ville existait déjà, depuis des siècles, avant la conquête romaine.
En résumé, on ne sait absolument rien, et aucun historien de l'antiquité n'a percé ce mystère. Ce qui est certain, c'est que notre ville, comme toutes les contrées environnantes, est d'origine celtique et gauloise.
Quelques savants, à ce sujet, ont prétendu que son nom de Dinia (1) est composé de deux racines celtiques, qui signifient : Din eau et ia chaude, à cause des eaux thermales que nous possédons, et, pour cette raison, ils supposent qu'elle se trouvait, au début, dans la vallée des Bains, du côté de Barbejas. Plusieurs, au contraire, la placent sur un des plateaux de la montagne de Cousson, et d'autres, enfin, dans le quartier des Sièyes. Tout cela est bien vague et mystérieux, et, s'il m'était permis de donner mon opinion, je vous dirais qu'ils ont peut-être tous raison, attendu qu'en ces époques primitives toutes ces peuplades sauvages étaient nomades et vivaient séparées, isolées et disséminées un peu partout. Elles se réfugiaient dans des huttes grossières, des grottes, des cavernes et des trous de rochers, pour se mettre à l'abri des intempéries des saisons et des bêtes féroces qui infestaient nos contrées (2).
La topographie de notre pays, en ces temps si reculés, comme vous devez le penser, ne ressemblait en rien à celle qui existe de nos jours. Les montagnes dénudées, qui nous entourent, étaient des forêts vierges, sombres et épaisses, consacrées au Dieu Sylvain, où, suivant les rites de leur religion, les prêtresses druidiques entretenaient le feu sacré et où les Cettes et les Gaulois, après avoir coupé
leur gui avec leur serpe d'or, se réunissaient pour immoler leurs victimes en l'honneur des idoles.

(1) M.Jules Arnoux, dans son Etude historique sur les Bains thermaux de Digne, nous dit qu'il a consulté, à ce sujet, M. Henri Gaidoz,directeur de la Revu eceltique ,dont l'opinion fait autorité en ces matières, qui lui a assuré que pareille étymologie est absurde et que les mots Din et ia ont une autre signification. A ce propos, Digne a changé bien souvent de nom dans l'antiquité. Nous avons relevé ceux-ci: Dinia, Dinensium, Dienensium, Dieniensis, Dine, Donoi, Digna, Digne.

(2) Il y avait ici, à cette époque, des ours, des loups-cerviers, des lynx, des chats sauvages, des sangliers, des cerfs, des chamois et autres animaux.

Nos rivières, la Bléone surtout, n'étant pas encaissées, ni maintenues par des digues (1), s'élançaient, au moment des crues, en vagues furibondes, jusqu'au pied des montagnes. Les terroirs des Epinettes, de la Sèbe, de Gaubert et des Sièyes, tous ces terrains d'alluvion, si bien cultivés aujourd'hui, n'existaient pas. Un lit caillouteux, comme ceux que nous connaissons, les recouvrait partout et s'étendait jusqu'à Notre-Dame du Bourg, sur le Pré-de-Foire, les Boulevards, enfin sur toutes les parties planes de la ville
et de tous les environs. Nous en avons tous les jours des preuves certaines (2).
Quand les Ligures, venus du fond de l'Italie, firent irruption dans nos montagnes, plusieurs siècles avant l'ère chrétienne, ils durent trouver notre pays à peu près tel que j'ai cherché à le décrire. Avec le temps, il y eut, entre ces races primordiales, communauté d'idées, de moeurs et de langage. Puis, petit à petit, les nécessités de la vie les rapprochèrent; ils formèrent des agglomérations,
et c'est ainsi, à mon avis, que l'oppidum de l'antique Dinia fut fondé, dans le quartier de Notre-Dame du Bourg, où se trouve cette grande et imposante basilique dont nous parlerons dans la suite.

(1) Les digues remontent à la fin du XIVe siècle.

(2) Vers 1875, en plein été, en creusant et en établissant un puits en pierres sèches, dans le bas de ma propriété de Saint-Martin, nous avons trouvé le gravier à 5 m. 25 c. recouvert de poteries et de verres brisés.

On se demande pourquoi ils vinrent placer leur ville dans l'étranglement d'une vallée si étroite et si resserrée. Nous aurions, à ce sujet, beaucoup de raisons à donner. La principale, c'est qu'à l'époque c'était, pour ainsi dire, la seule voie qui reliait l'Espagne à l'Italie, en passant par les Gaules, et, si nous ajoutons foi aux récits de Tite-Live, c'est celle qu'Annibal dut prendre, à la tête d'une partie de l'armée carthaginoise (1), pour remonter la vallée de Barcelonnette, franchir le mont Lictius (2), puis, de là, fondre sur l'Italie et porter la terreur et l'épouvante au coeur même du colosse romain (3). Du temps des Gaules, notre contrée était divisée en cantons ou nations. Celle que nous habitons se nommait, suivant Pline et Strabon, les Blédonticiens et, suivant Gassendi, les Blédoniciens. Digne en était la capitale. Les habitants, à cette époque, portaient de longs cheveux flottants, des hauts-de-chausses qui les couvraient de la ceinture aux genoux et des sandales de cuir. Leurs moeurs étaient encore grossières et incultes; mais leur
courage indomptable, leur nature énergique les faisaient admirer de toutes les nations, et César lui-même, dans ses Commentaires., tout en les traitant de barbares, les comparait, comme vaillance, aux soldats de ses légions victorieuses. C'est seulement sous Auguste et César, au commencement de l'ère chrétienne, que notre pays passa sous la domination romaine. Les vainqueurs imposèrent leurs lois, leur civilisation, leurs moeurs, leur religion et leur langage. Le druidisme fut persécuté et aboli, par les édits des
empereurs romains, et remplacé par le paganisme, qui ne valait guère mieux. Parmi les grands travaux qu'ils firent, ils ouvrirent de
larges et belles voies dans toute la contrée.

(1) Il existe sur une montagne de Fours, du côté de Barcelonnette,une pierre dite : la Table d'Annibal, et, aux environs de Thorame-Haute,un plateau qui porte encore le nom de Camp d'Annibal. Les historiens nous disent que ce grand capitaine traversa la Durance, un peu au-dessus de l'embouchure de la Bléone.

(2) Dénommé aujoud'hui, Col de la Madeleine.

(3) Le roi Robert, en 1310, et Bayard, le Chevalier sans peur et sans reproche, en 1512, prirent le même chemin pour se rendre en Italie.

Celle qui passait par Digne se nommait la Via Salinia et se raccordait avec d'autres, à Castellane et à Sisteron (1). Plus tard, de nombreuses familles patriciennes vinrent s'établir dans notre ville. Cette vie commune amena, petit à petit, une fusion complète, et, comme le dit l'abbé Feraud, le sang des vainqueurs se mêla à celui des vaincus. Ce qui nous permet de dire, avec un certain orgueil, que nous sommes les descendants des Romains et des Gaulois. Pendant des centaines d'années, je ne vois rien de bien saillant à vous dire, concernant notre cité. Cependant, avant la fin du Ier siècle, la religion chrétienne commença à battre en brèche le polythéisme ; mais ce ne fut vraiment qu'au IVe siècle que la foi évangélique put s'implanter dans notre ville, grâce aux miracles et aux prédications de saint Domnin et de saint Vincent, qui furent ses premiers évêques. Ces saints apôtres firent, alors, élever une église, sous le titre de Notre-Dame, d'après les plans des anciennes églises romaines et sur l'emplacement même de la basilique que nous admirons tous les jours. Il en reste des vestiges dont nous aurons à parler (2). Cette église, d'après les traditions, fut édifiée sur les ruines d'un temple païen et consacrée par saint Marcellin, évêque d'Embrun.

(1) Nous avons précisément, dans notre Musée, deux pierres milliaires qui en faisaient partie et qui sont d'autant plus précieuses qu'elles ont été décrites par Bouche, Papon, Achard, Millin et bien d'autres. Elles ont été trouvées entre Senez et Castellane et offertes au Musée par M. Daime.

(2) Elle fut détruite à l'époque de l'invasion des barbares du Nord.

Saint Vincent fit bâtir également un monastère au sommet de la montagne qui porte son nom et que vous connaissez. Vers le milieu de cette montagne, vous avez dû remarquer un rocher pointu, isolé, suspendu, dont la présence est inexplicable et vous produit l'effet d'un bolide tombé du ciel. La légende dit que, dans le bas, il y avait une grotte que saint Vincent fit transformer en chapelle,
dédiée à sainte Madeleine, où il venait, tous les jours, prier dans le silence et la solitude et où il mourut saintement.
A la chute de l'empire romain, vers le Ve siècle, notre ville entre dans la période néfaste de l'invasion des barbares, qui venaient, alternativement, sans trêve ni merci, y porter la dévastation, l'incendie, le pillage et la mort. Je n'entrerai dans aucun détail, et je me bornerai simplement à citer le nom de ces hordes sanguinaires. Ce furent d'abord les Bourguignons, les Visigoths, les
Francs, les Ostrogoths, les Saxons, puis les Lombards et les Sarrasins. Au sujet des Ostrogoths, je pense que, si nous nous
flattons d'avoir du sang romain et gaulois dans les veines, nous pourrions bien en avoir aussi de ces brutes sauvages. Ce qui serait très humiliant.
Ce n'est qu'à l'avénement de l'empereur Charlemagne que notre malheureuse cité retrouva, pendant quarante ans, la tranquillité et la paix. Ce grand prince, plein de coeur et d'esprit, par des largesse incessantes, répara, en partie, les ravages et les ruines. Il fonda ensuite, dans notre contrée, de nombreuses églises, et dut avoir une certaine prédilection pour notre ville, puisqu'il y envoya ses Missi Dominici, qui y tinrent leurs plaids et leurs assises, le 24 février de l'année 780.
Après la mort de ce grand homme, les invasions recommencèrent de plus belle, et notre pays fut sans cesse saccagé et bouleversé de fond en comble. C'est, sans doute, dans l'intervalle de ces agressions épouvantables que notre vieille ville fut entourée de remparts et de fortifications innombrables. Quoique déjà en ruines, au XVIIe siècle, Gassendi et le chanoine Taxil en ont fait des descriptions bien détaillées, qui me permettent de les décrire d'une façon très fidèle.
L'ancienne ville du Bourg avait trois portes, qui devaient être superbes. La première était sur la route même, un peu au-dessus de la basilique, presque en face de l'entrée du cimetière. Elle s'appelait Porte Supérieure, ou mieux Porte Savine. Bien que détruite en grande partie, elle existait encore de nos jours et ne fut rasée qu'en 1866, à l'époque de la rectification de la route et de la construction
du cimetière actuel.
Les remparts qui venaient s'y souder, et dont on peut encore retrouver des vestiges, se dirigeaient vers les bords du Mardaric, pour tourner ensuite, à angle droit, jusqu'à la Grande-Fontaine. Là se trouvait la seconde porte, la plus grande et la plus belle de toutes, par son architecture, ses ornements et certaines peintures qui représentaient la Vierge et l'Enfant Jésus. On la nommait Porte de Notre-Dame la Belle (Nostra-Domina la Bella). Elle est aujourd'hui, comme les autres, entièrement démolie. De cette porte, les remparts allaient, en ligne droite, dans la direction de la chapelle de Saint-Jean Chrysostome, qui est taillée dans le roc, au pied de la montagne de Saint-Vincent, et qui existe encore, entre le petit séminaire et le couvent de la Sainte-Enfance. La troisième porte et la dernière était sur le chemin de Saint-Martin, plus connu par les Dignois sous le nom de Rabare-Mouicho. Celle-ci portait le titre de Porte- Laurence, à cause d'une peinture de saint Laurent qui se trouvait au-dessus (1).

(1) Disons, en passant, qu'à cet endroit, en dehors des remparts, on voit encore les traces d'un petit sentier qui traversait la montagne et conduisait à l'ermitage de Saint-Martin, qui a donné son nom au quartier et qui se trouvait sur l'emplacement même de la villa Banon.

De la porte Laurence, les remparts continuaient jusqu'à la chapelle de Saint-Jean Chrysostome, puis tournaient à droite, passaient derrière le couvent de la Sainte-Enfance, qui était, dans le temps, la Prévôté, et venaient enfin se relier à la porte Savine, dont nous avons parlé en commençant. Ceux qui connaissent bien le quartier de Notre-Dame et ont pu me suivre pas à pas trouveront, comme moi, que l'enceinte de la vieille ville était bien resserrée et petite, car elle n'avait que huit cents pas de long sur sept cents pas de large. Mais il y avait les faubourgs, au-dessus et au-dessous, et, ce qui le prouve, c'est que la bâtisse qui est à droite de la route, près du cimetière, où l'administration des forêts avait dernièrement ses pépinières, est connue encore sous le nom d'Hôpital-Vieux et n'a été
abandonnée qu'en 1339 (1).

(1) Le dernier recteur de l'Hôpital-Vieux était un chanoine, du nom de Jean Jourdan. L'Hôpital actuel remonte à cette époque.

Ce faubourg, de ce côté, devait s'avancer jusqu'à l'Oratoire, entre le vallon de la Prévôté et celui de la Coulette ; car, en défrichant le terrain, on y a trouvé des débris, des murailles, des fondations, des poteries, des tuiles sarrasines et des monnaies romaines, à l'effigie des empereurs Galba, Trajan, Antonin, Maximin et bien d'autres. Il en était de même en dessous ; mais, pour celui-ci, je ne puis en préciser l'importance, sauf qu'il y avait une rue qui s'appelait Route de Milan, le seul nom qu'on ait conservé.
Tous ces faubourgs n'étaient pas fortifiés et se trouvaient à la merci des invasions continuelles. Je suppose que, dans ces moments de dévastations épouvantables, les habitants se réfugiaient dans l'enceinte de la ville, ce qui devait se renouveler souvent.

C'est au commencement du XIe siècle que l'évêque du temps (Mgr Eminus, peut-être), pour se mettre à l'abri de
toutes ces attaques continuelles, fit construire un château-fort sur le plateau de Saint-Charles, où se trouvent, actuellement, les prisons de notre ville. Le site, que vous connaissez, s'y prêtait admirablement, car c'est le point culminant de tous les alentours, bordé, de tous côtés, par une ceinture de rochers à pic. On l'entoura de remparts et de fortifications innombrables, de façon à résister à toutes les surprises. On y érigea ensuite une chapelle dédiée à saint Jean et le palais épiscopal, que les évêques habitèrent jusqu'en 1576. A cette époque, ce château-fort fut entièrement détruit, et on ne le rétablit pas (1).

(1) La plus grande partie des premiers remparts existent encore. Le grand mur circulaire en faisait partie. A part cela, tout a été transformé pour les prisons, et ces grandes bâtisses n'ont, aujourd'hui, rien de séduisant, avec leurs fenêtres à croisillons, par où le pauvre condamné contemple tristement la nature, en attendant sa liberté.

La ville actuelle que nous habitons, et qu'on nommait la Cité (Castrum Dignoe), date donc du XIe siècle. Il est surprenant qu'on n'ait pas conservé fidèlement le nom de l'évêque qui en a été le fondateur et d'être forcé, à cet égard, de faire des suppositions. Dès que cette forteresse fut en état de défense, les habitants de la vieille ville, affolés et tremblants, commencèrent leur émigration et vinrent s'y grouper tout autour, pour y trouver eux-mêmes un refuge et un abri contre les invasions des barbares.
Le quartier du Rochas, ce coin étrange et inexploré de notre ville, avec ses ruelles tortueuses, ses labyrinthes, ses impasses, ses maisons décrépies, lézardées, chancelantes, remonte à cette époque et nous rappelle les anciennes bourgades du moyen âge. Le Trou du Four (lou Traou doun Four), qui s'y trouve et vient déboucher à la rue Curaterie, était alors, sans doute, une porte de sortie. Il est curieux de constater que la ville gallo-romaine se dépeuplait de jour en jour, au moment même où on terminait sa grande et belle basilique, la seule curiosité archéologique qui nous reste, classée aujourd'hui parmi les monuments historiques (1).

(1) En 1789, du temps de la Révolution, cette église servit d'entrepôt général.

Gassendi, le chanoine Taxil, M. de Saint-Andéol et bien d'autres encore en ont fait de longues et précieuses descriptions. En m'inspirant de toutes ces savantes études et en y ajoutant quelques impressions personnelles, je pourrais vous en parler très longuement. Mais le temps me manque, et je ne puis vous la décrire que très succinctement.
On a cru longtemps, d'après de nombreux historiens, que cette grande basilique remontait à Charlemagne. Gassendi, le chanoine Taxil, Bouche et Papon l'affirment également. Ils s'en rapportent, à ce sujet, non seulement à la tradition, mais surtout à une bulle de Sixte IV, du XVe siècle, qui se trouve dans nos archives; cependant, on est porté à croire, aujourd'hui, qu'elle date du XIIIe siècle, et l'opinion de Léon Palustre, le maître en la matière, devrait suffire à ne laisser aucun doute (2)

(2) Il y a quelques années, quelques savants du pays ont désouvert, dans le tympan de l'intérieur de l'église, une inscription qui porte que Notre-Dame a été consacrée, en 1330, par Mgr Elzéard de Villeneuve; mais elle existait sûrement bien avant cette époque.

. Mais il est permis de croire qu'elle a été commencée du temps de Charlemagne, puis abandonnée et reprise, à diverses époques, pendant ces siècles d'invasion et de barbarie. Ce qui le prouverait, ce sont les détails, la diversité, la physionomie de son architecture, et, surtout, parce qu'il n'est pas admissible qu'on ait pensé à bâtir cette grande église, au moment même où la vieille ville était déjà presque abandonnée, pendant que la nouvelle grandissait sans cesse. Quant au clocher, qui s'y trouve adossé, on peut affirmer
qu'il est beaucoup plus ancien. On le reconnaît, à première vue, par l'opposition du ton qui les sépare et par la comparaison des matériaux qui ont servi à son édification. Toute la partie basse, en pierre de tuf poreux, appartiendrait à l'époque mérovingienne et, par conséquent, daterait de l'église primitive dont je viens de parler. Celles qui composent le deuxième et le troisième étage, au contraire, en grain serré et d'une couleur uniforme, remonteraient au temps de Charlemagne, et on a dû utiliser les vieux murs gallo-romains qui existaient encore. En résumé, cette tour, telle qu'elle se présente, est d'une construction hybride et de transition, où on trouve un mélange de l'architecture gothique et de la Provence romane. Ce qui a permis aux archéologues d'en préciser l'origine. D'après Gassendi, ce clocher était, dans le temps, couronné d'une flèche élégante et pouvait avoir de vingt à vingt-cinq mètres de hauteur. Elle fut abattue, en 1560, par une bande effrénée et fanatique de calvinistes qui revenaient de saccager Castellane. On la reconstruisit au XVIIe siècle, mais elle fut détruite encore, à l'époque de la Révolution.
L'aspect et l'ensemble de la vieille église de Notre-Dame du Bourg ne manque ni de grandeur, ni de majesté, et en impose. Toutes ces pierres calcinées et dorées par le soleil des siècles passés, ces pans de murs brunis et rouillés par le temps et les orages vous impressionnent beaucoup, et, en la voyant, aujourd'hui, déchue de sa splendeur d'autrefois, triste et abandonnée au milieu d'un champ de trépassés, on ne peut se défendre d'un sentiment de tristesse qui vous serre le coeur. Au point de vue architectural, elle est intéressante de style, d'une pureté et d'une simplicité parfaites. Sa façade, surtout, est remarquable, avec cette belle rosace trilobée,
à quatre voussures, dont les meneaux rayonnent autour d'une petite rose centrale, représentant la Vierge Marie tendant ses bras vers la terre.
Puis, si l'on reconstitue, par la pensée, son porche, son atrium, ses colonnettes, son parvis, son baptistère, son péristyle et ses auvents, soutenus, à l'époque, par les deux lions accroupis et informes qui s'y trouvent encore, on comprend tout l'intérêt qu'elle pouvait avoir.
Il ne faut pas perdre de vue, non plus, qu'à la suite de l'effondrement de sa toiture, en 1568, elle fut restaurée, quatre ans après, d'une façon pitoyable, sans idée et sans goût, alors qu'il était si facile de la remettre dans son état primitif. Elle se présente, maintenant, défigurée et mutilée un peu de tous côtés. Le raccord de cette muraille décrépie, qui se trouve sous les combles et fait le tour de
l'édifice, la dépare et l'écrase: puis cette toiture elle-même, recouverte aujourd'hui des tuiles maussades du pays, n'est ni dans le style et encore moins dans le sentiment de l'ensemble. L'ancienne devait être plus élevée à sa cime et couronnée au-dessus de dalles plates ou d'ardoises, comme les églises similaires de Seyne, de Bayons, d'Allos et d'Embrun, qui datent de la même époque.
D'un autre côté, le terrain qui l'entoure a dû s'exhausser d'un mètre ou deux, ce qui fait qu'on ne voit pas les socles qui l'entourent, et, en résumé, cette vieille église vous produit l'effet d'un homme qui serait embourbé jusqu'à la cheville et décapité à moitié (1).

(1) Le sol de l'intérieur a été exhaussé de deux mètres en 1824, ce qui a diminué d'autant la hauteur de la voûte.

Du côté nord de la basilique, on voit encore une ouverture où se trouvait, un escalier à colimaçon, qui servait à monter aux combles, et, au-dessous, une porte murée, à ogive, qui conduisait dans le transept de la cathédrale, par où passaient les chanoines de la prévôté,
occupée aujourd'hui par le couvent de la Sainte-Enfance (1).

(1) La maîtrise, où on dressait les enfants de choeur, se trouvait dans la maisonnette, près du clocher, occupée par l'octroi.

Quand on pénètre dans la nef de cette vénérable et sainte église et qu'on se trouve sous cette voûte silencieuse, imposante et sacrée, on est impressionné et ému. Un mystère profond et un frisson religieux vous disposent à la prière et à la méditation. Les pierres, on l'a dit, portent leur âge et leurs secrets. Celles-ci, dans leur vieillesse, leur vétusté et leur tonalité, évoquent des souvenirs de tristesses et de dévastations. On pense à tous les actes de vandalisme dont elles furent témoins, du temps des barbares, au bombardement et aux
arquebusades de Lesdiguières et de Lavalette (2) et aux destructions épouvantables des bandes fanatiques de Raymond de Turenne et d'Antoine de Mauvans (3).

(2) C'est en 1591 que Lesdiguières vint assiéger notre ville et bombarder, de cinquante-quatre volées, la vieille cathédrale. On voyait, dans le temps, à gauche de l'entrée, un boulet encastré dans la pierre, avec cette date. On aurait dû le laisser. C'était intéressant. L'église fut défendue par trente hommes intrépides, qui, à la fin, s'étaient réfugiés dans les combles. Ils furent forcés de capituler et eurent la vie sauve.

(3) Je n'ai jamais pu me détendre entièrement, quand je passe par là, d'une certaine impression superstitieuse, qui me serre le coeur. Les souvenirs d'enfance survivent et ne s'effacent jamais. Je me rappelle toujours les émotions lugubres qui s'emparaient de nous, quand, enfants, nous venions gaminer, la nuit, au clair de lune, autour de l'édifice. La vieille cathédrale se dessinait toute noire sur un ciel indigo ; les hiboux, dans les grands marronniers, poussaient des cris sinistres, comme le glas des agonisants ; et, dans notre
frêle imagination, il nous semblait voir les âmes du purgatoire se détacher, en feux follets, du cimetière, pour monter dans le ciel. Puis le coin des suppliciés, le caveau des chanoines desséchés, les échos mystérieux de la voûte.

Quand je vous aurai dit que cette basilique forme une croix latine, qu'elle mesure 50m,50 de longueur, 8m,40 de largeur et 17 mètres de hauteur, qu'elle n'a qu'une nef, formée par quatre travées, dont les arcs, rompus au sommet, marquent l'origine de la première ogive, et qu'au fond, à droite, il y a un autel Louis XIII, dédié à la Vierge, assez intéressant, j'arrêterai là les descriptions que je
pourrais en faire, car cela m'emtraînerait trop loin. Je ne vous parlerai donc pas du transept, du choeur, du sanctuaire, des chapelles, des peintures murales, du caveau des chanoines momifiés, de la crypte, où tant de générations ont été inhumées ; encore moins des reliquaires, des splendeurs et des magnificences qu'elle possédait à l'époque et qui ont été pillés, brûlés et fondus par les barbares (1) ;

(1) Gassendi, dans sa Notice sur l'Eglise de Digne, a fait un inventaire très détaillé de toutes les richesses de Notre-Dame. Il y avait là des merveilles qui feraient, aujourd'hui, le bonheur et l'admiration des antiquaires et des amateurs les plus délicat

mais je n'oublierai pas, en passant, de vous signaler, d'une façon particulière, le petit autel mérovingien, de forme cubique, orné d'une croix monographique, qui remonte au IVe siècle, du temps de saint Domnin, et est relégué, actuellement, au fond de l'abside, derrière le maître-autel. C'est une vraie relique pour l'archéologue et le savant, et elle a sa place marquée dans le Musée de notre ville (2).

(2) Ce petit et vénérable monument a été trouvé par Gassendi, encastré dans la maçonnerie du maître-autel, au moment où il dirigeait des réparations dans l'église de Notre-Dame du Bourg. Il est en marbre blanc, de forme cubique, et mesure 98 centimètres de
hauteur, 88 de largeur et 60 d'épaisseur. Il existe encore, sur trois angles, des colonnettes surmontées d'un chapiteau orné de feuilles d'acanthe. Sur la partie supérieure, il y a une cavité rectangulaire, qui devait servir de reliquaire. Enfin, dans son ensemble, il rappelle ceux de Tarascon, d'Avignon et de l'abbaye de Saint-Victor, à Marseille, qui, suivant les archéologues, remontent, comme celui-ci, au IVe siècle de l'ère chrétienne. Le monogramme du Christ, qui se trouve sur sa face principale, et que les savants appellent Cruciforme, est tel qu'on le représentait à cette époque, et cela seul suffirait pour en fixer la date.
En résumé, tout fait supposer que ce petit autel était celui do l'église primitive et que saint Domnin, saint Vincent et leurs successeurs y ont dit les offices divins. C'est, je le répète, une vraie relique de la plus grande rareté, qu'il conviendrait de conserver précieusement et de mettre à l'abri des détéroriations inconscientes qui pourraient se produire. Dans ce but, il doit être transféré, aussitôt que possible, dans le Musée de notre ville.

L'ancienne cité du bourg, tout en se dépeuplant, conservait toujours ses lois, ses curies, ses consuls et ses prérogatives de municipe romain ; tandis que la nouvelle, qui grandissait sans cesse, se trouvait sous la direction et la juridiction domaniale et suzeraine des évêques. C'était la ville féodale. Cela dura ainsi jusqu'en 1257. A cette époque, cette dernière passa sous la domination du comte
de Provence, Charles Ier d'Anjou, le mari de la comtesse Béatrix, qui l'érigea en chef-lieu de bailliage (1).

(1) Il n'y a pas d'histoire, concernant les Basses-Alpes, plus curieuse et plus poétique que celle de la cour de Raymond Bérenger IV, qui était le rendez-vous des poètes, des troubadours et des grands seigneurs de l'époque. Elle était renommée par sa politesse, sa galanterie et l'étude du Gai Saber. Le comte de Provence habitait, une grande partie de l'année, son château de Saint-Maime, aux environs de Forcalquier. Il avait quatre filles pleines de grâces, de coeur et d'esprit, que nous pourrions revendiquer comme Bas-
Alpines. Son aînée, Marguerite, épousa Saint Louis, roi de France; la seconde, Eléonore, Henri III, roi d'Angleterre ; la troisième, Sancie, le duc de Cournouailles, roi de Rome, et la quatrième, Béatrix, que je viens de citer, Charles Ier d'Anjou, le frère de saint Louis, qui devint comte de Provence et roi de Naples. La plupart de ces mariages eurent lieu dans cette petite chapelle qu'on voit encore perchée sur un mamelon, à Saint-Maime, en face de Dauphin (Basses-Alpes),

Malgré cela, c'est à Notre-Dame que se tenaient, quand même, les foires, les marchés, les réunions publiques, et que se disaient les offices divins, car la vieille église était toujours la cathédrale paroissiale et n'a même jamais été déclassée. Cependant, après les pillages des calvinistes et des salpêtriers, de 1562 à 1592, les chanoines se transportèrent à Saint-Jérôme, avec les quelques reliques qui avaient échappé à la fureur des hérétiques, et on y établit définitivement le corps capitulaire et le siège épiscopal. Du reste, cette obligation d'aller continuellement de Digne au Bourg était, pour le clergé et les fidèles, un dérangement incessant et une perte de temps regrettable. Aussi, pour obvier à cette servitude, l'érection d'une nouvelle église dans la cité s'était imposée depuis de longues années.
La cathédrale actuelle, dédiée à saint Jérôme, fut donc commencée en 1490, sous l'épiscopat de Mgr Antoine de Guiramand, et terminée en 1500, au prix de 6,900 florins. Elle a été bâtie d'après les plans et sous la direction d'un maçon de Barcelonnette, du nom d'Antoine Brollion. Cette épithète pourrait nous paraître suspecte, si nous ne savions pas qu'à cette époque tous les corps de métier
étaient représentés par des hommes érudits et de très grand talent.
Les architectes, les peintres, les sculpteurs et tous les artistes, en général, apportaient, alors, dans leurs créations, un sentiment délicat, religieux et profond. C'étaient des hommes d'un autre âge, pleins de foi et d'espérances, qui avaient surtout le génie des conceptions mystiques. La semence, hélas! a disparu, pour ne plus revenir. Il s'ensuit que nos reproductions et nos imitations sont, aujourd'hui, froides, lourdes, hybrides et quelquefois grotesques.
C'est de nos jours, de 1846 à 1862, à l'instigation de Mgr Sibour, et puis sous la surveillance active et intelligente de Mgr Meirieu (1), qu'une restauration des plus audacieuses a été faite à la cathédrale.

(1) Mgr Meirieu, un des derniers évêques de notre ville, que nous avons tous connu de nos jours, était, comme on sait, plein d'aménité et un homme supérieur sous tous les rapports. Son souvenir ne s'effacera jamais parmi nous.

La question était grave, puisqu'il s'agissait de l'agrandir d'une travée, de baisser le sol de deux mètres et de refaire toute la façade. Elle réussit admirablement, sous la direction d'un jeune entrepreneur émérite, M. Maurin, le même qui a construit la grande et superbe cathédrale de Marseille (2).

(2) Pendant ces longues restaurations, les grandes cérémonies religieuses et les offices divins se tinrent à Notre-Dame du Bourg. Cette vénérable église ressuscita et retrouva, quelque temps encore, une partie de l'animation et des grandeurs des temps passés.

La façade de Saint-Jérôme, je viens de le dire, est moderne et a été copiée sur celle de Chartres. Nous n'y trouverons pas cette morbidesse et ce sentiment ému que nous aimons ; cependant, toutes réserves faites, nous devons reconnaître qu'elle ne manque pas de grandeur. Elle se dresse sur le ciel d'une façon magistrale, et l'ordonnance de l'ensemble nous intéresse et nous charme. Au centre, au-dessus du perron, il y a un grand porche ogival, soutenu, de chaques côtés, par cinq colonnes cylindriques, qui se terminent par des chapiteaux sculptés et s'effilent en pointes, pour se raccorder dans le haut. Puis, une grande porte à deux battants, séparés par une niche gothique, surmontée d'une croix et en forme d'auvent, où on a placé un saint Jérôme nimbé, avec une couronne monacale, et le lion de la polémique chrétienne accroupi à ses pieds. C'est l'entrée principale. Dans le tympan, il y a un grand panneau sculpté,
représentant le Christ, dans une pose apocalyptique, prêchant au milieu des animaux symboliques des quatre évangélistes, qui me paraissent aussi fantastiques d'exécution que des chimères japonaises. Les deux portes latérales sont également ogivales et en
harmonie avec le porche ci-dessus. On y retrouve encore un accouplement de colonnettes, quelques figures de marmousets et deux petits linteaux, représentant, d'un côté, le Calvaire et, de l'autre, la Résurrection. Sur la pointe ogivale du milieu, rayonne une belle
rosace treillisée, formée par une large moulure, une ceinture de trèfles, une arcature cintrée et des colonnettes trapues qui vont, dans tous les sens, se relier au centre de la rose. De droite et de gauche, des fenêtres trilobées, garnies de vitraux, à treillage de plomb, et, dans les angles, des gargouilles, dans la raideur habituelle des animaux chimériques de l'Apocalypse, qui avancent leur mufle au vent, en attendant la pluie.


La façade finit, au-dessus, par un entablement en saillie, se profilant sur des lignes brisées; puis, tout à fait au sommet, cinq clochetons qui se terminent par des pignons fleuronnés, des entrelacs, des balustres, d'une architecture bâtarde. Celui du milieu est hexagone et supporte la statue de la Vierge et de l'Enfant Jésus. Quand on pénètre dans l'intérieur de l'église, on se console de suite des imperfections et du prosaïsme de la façade, qui sont les conséquences des transformations qu'on y a faites, car il reste encore ici, en partie, le souffle palpitant et artistique d'Antoine Brollion, qu'on aurait dû respecter. Le monument, intérieurement, se compose d'une grande nef et de deux nefs latérales qui reposent, de chaque côté, sur quatre grandes colonnes, lourdes et massives, ornées de boudin, et se terminent par des chapiteaux sculptés et des moulures qui montent d'un seul jet au sommet de la voûte. Les travées sont toutes ogivales, séparées, d'une colonne à l'autre, par une ligne verticale et, au centre, par des croisillons élancés, où on a placé, comme clef de voûte, de nombreux écussons aux armes des évêques qui se sont succédé ces dernières années. Tout le monument est éclairé par onze fenêtres géminées, avec des vitraux modernes d'une jolie couleur, représentant des scènes de la Chrétienté et du Nouveau
Testament.
Dans les galeries collatérales, on trouve, à gauche, un modeste baptistère, l'autel du Sacré Coeur et, au bout, une abside secondaire, dédiée à la Vierge. De l'autre côté, trois chapelles, sous le vocable de Saint-Jean, de Saint-Joseph et de Sainte-Anne; puis, le mausolée, en pierre, de l'évêque Antoine de Bologne, qu'on a badigeonné bêtement à la chaux. Je ne parle pas de toutes les statues et des bustes de saints et d'apôtres, peinturlurés et dorés, qui s'étalent, de tous côtés, semblables à ceux qu'on promène sur des brancards, au son des fifres et des tambourins, à la procession des romeirages, et qui nous rappellent un peu les anciennes idoles des pagodes indiennes (1).

(1) Les belles orgues de Saint-Jérôme datent de 1862, quand on a fait les grandes réparations à l'église.

Ce qui choque le plus, en entrant dans l'église, c'est ce bariolage de couleurs, crues et fades, qui recouvrent les murs. Je ne sais s'il était nécessaire de profaner de la sorte cette patine adorable que les siècles apportent lentement, et petit à petit, à tous les monuments; mais ces tons criards, rehaussés de palmettes et de fleurons, d'une facture triviale, viennent heurter le goût de tous ceux qui ont le culte des souvenirs antiques et le sentiment de l'harmonie picturale.
Dans la retombée des arcades du fond et au milieu d'un enroulementd'arabesques et de dessins hiéroglyphiques, on a peint, à la détrempe, toute une série d'animaux et de chimères fantastiques, qui ressemblent un peu à l'enseigne d'une ménagerie foraine. Il y a là des corbeaux, des colombes, des cerfs, des griffons et des lions héraldiques d'une forme bizarre, comme les ailerons et les merlettes
d'un vieux blason du moyen âge. Ces bigarrures et ces symboles typiques circulent aux parois de la voûte, comme une longue traînée zoologique, et nous rappellent faiblement les révélations et les légendes mystiques de saint Jean l'Evangéliste. Sous les dalles de l'abside, il existe une crypte, où reposent, côte à côte et dans la paix du Seigneur, les vénérables évêques de Miollis, Meirieu et Mortier (1).

(1) La crypte qui se trouvait sous la cathédrale de Saint-Jérôme a été supprimée vers 1850, lors de la restauration et de l'abaissement du sol de l'église, et, ce qui est très regrettable, tous les ossements des générations qui s'y trouvaient depuis des siècles ont été transportés dans des tombereaux à Notre-Dame et déchargés, pêle-mêle et sans le moindre ménagement, dans un des caveaux de la basilique.

Nous regrettons de ne plus y retrouver le corps de Mgr de Guiramand, le fondateur de notre cathédrale ; mais, triste destinée de ce monde, à l'époque des guerres de religion, une soldatesque impitoyable et indisciplinée jeta ses ossements aux vents et se servit de son crâne pour jouer aux boules. Nous nous sommes attardés trop longtemps dans les descriptions de l'église de Saint-Jérôme; mais elle est, pour nous, remplie de souvenirs. Nous avons passé là, dans notre enfance, des heures douces et contemplatives, que nous ne pouvons oublier, et, aujourd'hui encore, nous aimons à nous retrouver sous ces voûtes imposantes et sacrées, pour nous consoler des douleurs de ce monde et raviver dans le coeur les étincelles mourantes de la religion de nos pères.
Le clocher qui s'y trouve adossé demanderait aussi une longue analyse, car il a lui-même son histoire, ses aventures et ses secrets.
Avant son érection, il existait une tour quadrangulaire, bâtie en 1412, où on avait installé une horloge, qui, pendant des siècles, a dû sonner souvent des heures de joie et de tristesse. Mais, comme cette tour occupait une partie du plateau de Bellegarde, sur lequel on édifiait la cathédrale, elle fut remplacée, un peu plus loin, en 1510, par le clocher qui existe et dans lequel on rétablit l'horloge. A cette occasion, Mgr de Guiramand fit don à la ville du bourdon qui se trouve dans la cage en fer qui a remplacé, en 1620, la flèche élancée qui s'y trouvait avant (1).

(1) Au sujet de cette cage, on peut constater encore que le fer ne se rouille plus, quand il est placé à une certaine distance de la terre. Il se formé, à sa surface, une espèce de vernis antique, qui le conserve entièrement. La chaîne de Moustiers n'est pas rouillée, non plus, excepté les parties qui sont fixées au rocher.

Ce clocher a subi, alternativement, de nombreuses transformations ; mais, tel qu'il est, il donne à notre cité, de près ou de loin, une physionomie des plus pittoresques, et vous produit l'effet d'une sentinelle géante qui veille sur nous, la nuit et le jour, et brave fièrement, dans le ciel, la foudre et les orages. L'ancienne horloge communale, je viens de le dire, date de 1412 et a été fabriquée, à Digne même, au prix de 50 florins, par un nommé Pierre Duret. Elle a donc cinq cents ans d'existence ; mais comme, dans ces dernières années, elle battait souvent la berloque, on l'a reléguée dans une chambrette du clocher et remplacée par une autre, qui ne
va guère mieux. J'aurais préféré, quant à moi, qu'on y fasse une réparation sérieuse, ce qui était possible, et, dans tous les cas, nous
n'avions pas le droit de nous en plaindre et d'être trop exigeants, car il est probable qu'à son âge, en fait de berloque, nous ne la battrons même plus. Je vous dirai, pour en finir, que le timbre du bourdon évoque toujours en moi des impressions et des souvenirs
de jeunesse, et, quand je l'entends sonner, il me semble, parfois, que c'est l'âme courroucée de Mgr de Guiramand qui gémit dans le ciel. A propos du clocher, je ne puis m'empêcher de vous signaler, en passant, une catastrophe émouvante qui arriva dans la cathédrale, le 15 juin 1775. C'était le jour de la Fête-Dieu, au moment où tous les fidèles se trouvaient réunis pour entendre les vêpres. Le temps était noir ; le tonnerre grondait d'une façon sinistre, au milieu des éclairs et d'une pluie torrentielle. Tout à coup, la foudre tomba sur le clocher, dont il renversa l'angle nord, et pénétra dans l'église. Trois personnes furent tuées sur le coup, beaucoup d'autres blessées très grièvement. Ce fut épouvantable. Il se produisit des faits inouïs, incroyables : des boucles de souliers, des montres et des bijoux disparurent, sans laisser la plus petite trace et sans faire le moindre mal aux personnes qui les portaient. Le sacristain eut cinq pièces de 12 sols fondues dans son gousset, et des enfants au maillot furent enlevés des bras de leur mère et
transportés plus loin. La consternation fut générale et dura fort longtemps. Le mois de juin, sous ce rapport, fut néfaste. Le
9 juin 1859, la foudre tomba encore, sans faire de dégâts ; mais le 4 juin 1874, à six heures du matin, elle démolit, en grande partie, l'escalier du clocher, lézarda les murs de l'église, entra dans la sacristie et, chose curieuse, brûla le dais de velours rouge, brodé d'or et de soie, sans toucher à l'armoire qui le contenait. On a placé, depuis, un paratonnerre, et il est probable que des cataclysmes de cette nature ne se reproduiront jamais plus.
Il me reste, maintenant, à vous décrire notre ville telle qu'elle était au XVIIe siècle, du vivant de Gassendi et du chanoine Taxil. Ce sera, je crois, la partie la plus intéressante, et, pour ce motif, je vous prie de m'accorder encore quelques minutes de votre bienveillante attention. Je laisserai de côté les questions historiques, les guerres civiles et religieuses, les troubles de la ligue et les divisions intestines. Je ne vous parlerai même pas de la peste noire, de cette terrible et épouvantable épidémie qui, en 1629, vint envahir notre malheureuse cité (1).

(1) On croit, généralement, que cette peste eut lieu dans l'ancienne ville du Bourg; mais c'est dans la ville même que nous habitons que se passa ce désastre inouï et sinistre, dont le souvenir seul nous fait frémir d'épouvante, car, sur 11,000 habitants, en quelques mois, il en mourut plus de 8,000. Gassendi, qui se trouvait, en ce moment, en Hollande, dans sa Notice sur l'Eglise de Digne, en raconte toutes les péripéties émouvantes et lugubres, et, comme il le dit lui-même, il n'a fait que copier fidèlement le manuscrit écrit
de la main même du docteur David Lautaret, qui se trouvait à Digne et fut un des rares survivants de ce cataclysme infernal. Ce manuscrit, qu'on croyait perdu ou égaré à jamais, a été retrouvé, il y a quelques années, dans une liasse de vieux papiers, par M. d'Arnaud, un ancien juge de notre tribunal, qui l'a offert gracieusement aux archives départementales. J'ai eu l'avantage de le lire et de l'étudier en entier. Il est jauni, mais bien conservé quand même.

Notre ville, par suite de l'abandon définitif de Notre-Dame du Bourg, avait, depuis le XIIIe siècle, pris une extension considérable et grandissait sans cesse. Elle se divisait en trois quartiers : la Tête, le Milieu et le Pied (la Testo, lou Mitan et lou Ped). C'est du XVIe au XVIIe siècle qu'elle a été la plus florissante et la plus prospère, car elle comptait alors une population de 11,000 habitants (1), composée de grands seigneurs, de riches bourgeois, de mégissiers, de tanneurs, de corroyeurs, de négociants et de fabricants de toutes sortes.

(1) D'après un recensement qu'on a fait en 1780, la ville ne comptait plus que 3,000 habitants et ne s'est accrue que depuis qu'elle a été choisie comme chef-lieu du département.

La société, on le voit, était brillante. Il y avait, sans cesse, des réunions, des fêtes, des soirées, qui donnaient à la ville un grand attrait et une animation particulière. Les temps sont bien changés, hélas ! Mais ils reviendront sûrement, le jour qu'on pourra utiliser nos eaux thermales, qui sont miraculeuses. L'avenir de notre ville est là.
Parmi les grandes familles qui résidaient ici, nous citerons, au hasard, celles de Sièyes, de Thoron, de Gaubert, de Gaudemar, de Foresta, des Dourbes, de Tartonne, d'Oraison, de Blacas, de Chénerilles, de Villeneuve, de Châteauredon, d'Espinouse, de Beaucouse, du Chaffaut et de Courbon. J'en oublie, sans doute. A côté de cette noblesse, on comptait la famille Durand, la plus riche et la plus considérée de l'époque, qui avait donné son nom au quartier et à la porte de la Traverse, dont nous aurons à parler.
Gassendi avait son domicile dans la rue de l'Hôpital, qui commence au pied de la rue de l'Oratoire, pour arriver, en biais, à la Traverse. Il faut avouer que l'illustre Prévôt habitait une rue bien triste et maussade; mais il était si rarement à Digne, que cette question ne devait pas avoir une grande importance pour lui Le centre de la ville était alors sur les places de l'Evêché et de la Mairie, au commencement de la Traverse et de la rue Mère-de-Dieu. On trouve encore, dans ces quartiers, de grandes et belles maisons seigneuriales, avec des escaliers grandioses et des caves immenses, ornés de sculptures et d'ornements qui ne manquent pas d'intérêt.
Elles avaient toutes, sur leur façade, des portiques et des auvents, supportés par des colonnes de pierres polies, qui les mettaient à l'abri de la pluie, du soleil et des froidures. Ils ont été démolis, en 1825, à l'époque où on a réparé l'évêché. A propos de maisons bourgeoises, on peut en voir une, au numéro 5 de la place de la Grenette, qui est charmante et curieuse, avec son escalier modèle, un vrai bijou d'architecture, qui mérite d'être vu et étudié. Notre cité, pour se mettre à l'abri des attaques et des irruptions continuelles qu'elle subissait sans cesse, était devenue, depuis le XIIe et XIIIe siècle, une place forte, une ville de guerre. Elle était entourée de remparts, de trois grandes portes, de deux petites, de quinze tours, de casemates, de bastions et de défenses considérables. Grâce aux recherches que j'ai faites, je puis vous les décrire, et, pour cela, je vous convie à me suivre, pas à pas, dans une promenade tout autour de la ville, que nous allons faire ensemble.
Prenons, comme point de départ, l'angle de l'évêché actuel, en face de la rue Mère-de-Dieu, connue, autrefois sous le nom de quartier de Soleil-Boeuf, à cause des nombreuses tanneries qui s'y trouvaient à l'époque. Là, entre les anciennes maisons de Tartonne et des
Dourbes, se trouvait une des trois grandes portes, qui était, comme les autres, à pont-levis, avec herses, grilles, créneaux, catapultes, meurtrières et mâchicoulis, en un mot de vrais donjons du moyen âge. On la nommait, indifféremment. Porte des Bains, de la Moinette ou de Soleil-Boeuf. Son architecture, de l'avis de nombreux écrivains, était intéressante. Il y avait au-dessus, comme couronnement, une niche, dans laquelle on avait placé une Vierge, connue sous le nom de Notre Mère de Dieu, qu'on peut voir encore dans l'encoignure d'une maison voisine. Cette porte, sans raisons majeures, a été impitoyablement démolie en 1830.
Les remparts, qui venaient s'y souder, descendaient la rue Miollis et tournaient à droite, du côté de la rue de la Préfecture et du boulevard des Lices, que nous, Dignois, appelons encore le Barri. Tous ces remparts et les tours qui s'y rattachaient sont transformés, aujourd'hui, en maisons d'habitation, avec leurs fenêtres, balcons et terrasses, qui se confondent dans l'ensemble. On y passe devant sans s'en douter, mais un simple examen sur les lieux vous les ferait reconnaître.
La première tour qui se présente à nous se trouve à droite, en descendant, et porte le numéro 5. C'est une des plus hautes et des plus imposantes. Elle se détache sur trois faces, comme toutes les autres du reste, de la ligne des maisons qui l'entourent et qui formaient les remparts. A l'angle de la place du Mitan, adossée à la maison du n° 1, se trouvait une des deux petites portes de service qu'on murait, quand la ville était assiégée. Elle était connue sous le nom de Portalet, et nous l'avons tous vue encore, en ruines; elle n'a été rasée que dans ces dernières années.
Au boulevard des Lices, au n° 2 et à droite, il y avait une tour qui a été démolie. Il n'en reste que quelques pans de mur, vers le couchant ; mais, plus loin, toujours du même côté, nous en trouvons quatre autres, bien apparentes, aux n°s 10, 26, 42 et 46 (1).

(1) Cette dernière va être démolie, ainsi que le pâté de vieilles maisons qui s'y trouvent.

Au commencement de la rue Curaterie, anciennement rue des Chapeliers (1),

(1) A propos du changement des noms de rues et de places de la ville, j'ai trouvé, dans les Annales des Basses-Alpes de 1838, une note à ce sujet, qui me paraît intéressante et que je tiens à relater ici. Par une délibération du 20 mai 1835, le conseil municipal décida que le nom des rues serait inscrit à l'entrée et à la sortie de chacune et que des numéros seraient apposés à chaque maison. Le 9 mai de l'année suivante (1836), M. le maire présenta au conseil un projet de dénomination qui fut adopté comme ci-dessous :
NOMS ACTUELS.
Boulevard Gassendi.
Boulevard Thiers.
Rue de Provence.
Rue de la Préfecture.
Cours du Tribunal.
Rue de la Mère-de-Dieu.
Rue Miollis.
Rue de l'Oratoire.
Rue de l'Hôpital.
Place du Pré-de-Foire.
Rue Colonel-Payan.
Rue Curaterie.
Place de la Mairie.
Place de l'Evêché.
Montée des Prisons.
Rue du Four.
Jeu-de-Paume.
NOMS ANCIENS.
Chemin neuf.
Anciennes Aires, cours du Collège.
Rue du Pied-de-Ville ou rue du Portail-
de-Gaubert.
Rue du Barri ou des Lices.
Cours des Recollets.
Quartier de Soloilhe-Boeuf.
Rue Pied-Cocu.
Quartier do Pied-Cocu.
Quartier des Gorges.
Quartier des Gorges.
Rue de M. Guieu et de Saint-Charles.
Partie rue des Serruriers et partie
rue des Chapeliers.
Place de la Maison-de-Ville.
Place Haute ou des Durands.
Montée de Saint-Jérôme.
Trou du Four.
Cours des Arès.
Tous les noms anciens ou modernes ont leur étymologie. Le temps me manque pour entrer dans des détails ; mais je profite de cette circonstance pour exprimer tous mes regrets de ne pas y trouver celui du docteur Jude Honnorat, un grand savant, l'auteur du Dictionnairefrançais-provençal, qui a, aujourd'hui, tant de succès parmi les félibres, et ensuite d'études très remarquables
concernant notre département. Ajoutez, à cela, qu'il s'est dévoué, toute sa vie, pour notre chère ville, dans des épidémies et des moments bien difficiles. Il est certain que notre municipalité réparera bientôt cet oubli involontaire. Ce sera de toute justice.

un peu en avant de la maison n° 11 et du trou du Four, il y avait la seconde grande porte, la plus gracieuse et la plus belle de toutes, une merveille, dit-on. Elle avait des voûtes cintrées, supportées par des colonnes, avec chapiteaux sculptés, et, au-dessus, un clocheton contenant une horloge élégante, dont le cadran marquait les jours, les heures et les mois, ornementé, en outre, d'un globe en bronze, qui, par sa révolution, indiquait les phases de la lune. On la nommait Porte-de-Gaubert ou de Provence. Quoique bien conservée, elle a été abattue, sans pitié et sans regrets, par des profanes, en 1824.
De la rue Curaterie, les remparts passaient derrière les maisons de la rue de l'Ubac (1), où nous voyons encore deux tours : la première, à une cinquantaine de mètres plus loin, et la seconde, au n° 13 de l'impasse qui se trouve au-dessus.

(1) Le nom Ubac vient d'ubacum, qui signifie ombrage. Ce qui fait supposer que, dans le temps, ce quartier était boisé.

Si, de là, nous montons la ruelle Saint-Charles, ce carrefour du moyen âge, avec ses voûtes, ses arceaux et ses maisons décrépies et branlantes, nous en trouverons deux autres : l'une au n° 3, un peu délabrée, et l'autre au-dessus. Puis, arrivés au bas de la Montée des Prisons, nous avons, devant nous, la rue du Capitoul, où le chapitre occupait la maison portant le n° 8. La seconde porte de service, qui s'appelait Porte-de-l'Ubac, se trouvait entre la maison Jorioz et le bureau de tabac. Celle-ci fut détruite en 1654. En suivant les rues qui vont du Capitoul à la Traverse, en dessus du cours des Arès, cinq autres tours se présentent à nous. Elles sont bien reconnaissables, dans ce dédale de ruelles, d'impasses, et au milieu des maisons disparates qu'on y rencontre. Celle qu'on voit à l'angle de la rue de l'Oratoire est hexagone et bien intéressante. On parvenait au sommet par un escalier voûté, qui existe encore (1).

(1) Le cours des Arès, qui s'appelait autrefois Jeu-de-Paume, a pris ce nom parce que, avant la Révolution, un entrepreneur de boucherie s'était engagé à ne jamais vendre de la chair de bélier pour celle de mouton. Comme il ne remplit pas ses engagements, on le condamna à 600 francs d'amende, qui servirent à bâtir le mur qui se trouve de chaque côté de la statue de Gassendi et qui a été embelli depuis.

La troisième grande porte et la dernière était à la Traverse, entre l'ancienne maison de Sièyes (au n° 2) et le four (au n° 1). On la nommait Porte-des-Durands ou de la Traverse. Malgré tout l'intérêt qu'elle avait, comme architecture, elle fut également démolie en 1826.
Au bout de la petite rue de l'Oratoire, à l'angle de celle de Pied-Cocu (2) et derrière les bâtiments et dépendances de l'évêché actuel, il y avait cette grande et superbe tour de Tailhas, si longuement décrite par Gassendi et tous les historiens qui ont parlé de notre ville.

(2) Pied-Cocu, en provençal Ped-Couguou, vient de podium, qui signifie colline, et Couguou, coucou. Montagne du coucou.

Elle était octogone, se dressait majestueusement dans le ciel, sur le versant de la montagne, et dominait les parties les plus hautes de
notre cité. Elle était belle de lignes et de formes et mesurait trente-sept mètres de pourtour. Aucune considération n'arrêta les barbares du temps. On la démolit en 1822. et ce fut le signal des destructions impardonnables que je viens de décrire.
La race des Vandales n'est pas éteinte et survivra à toutes les générations civilisées. Nous pourrions, sans sortir du département, vous signaler des sacrilèges, de cette nature tout aussi écoeurants. On comprend, à la rigueur, qu'on ait transformé certaines fortifications en maisons d'habitation ; mais on aurait dû conserver religieusement la tour de Tailhas, qui était un monument historique des temps passés, et surtout ces belles portes du moyen âge, qui ne gênaient pas la circulation et qu'avaient respectées les barbares, les guerres civiles, les calvinistes et les démolisseurs de la Révolution de 93. Elles feraient, aujourd'hui, comme à Manosque et à Sisteron, l'admiration des artistes, des archéologues, des touristes et de tous ceux qui ont le culte sacré des souvenirs et des reliques que les siècles nous ont laissés (1).
Les remparts, pour en finir, descendaient la rue du Pied-Cocu (Miollis) et se raccordaient à la porte des Bains, dont nous venons de parler. Le circuit de la ville, comme on peut en juger, était bien petit et resserré. Il y avait, il est vrai, les faubourgs de la Traverse, de la Mère-de-Dieu et de la rue de Provence ; mais, malgré cela, on se demande encore comment, au XVIIe siècle, une population de 11,000 âmes trouvait à se loger dans un périmètre si restreint et si limité.

(1) Le docteur Honnorat habitait, près de là, une maisonnette, sur la petite place qui se trouve au bout de la rue du Pied-Cocu. Il vint ensuite s'installer dans l'aile droite de l'hôtel Boyer-Mistre, et son cabinet d'histoire naturelle était au rez-de-chaussée.

Je n'ai plus, pour compléter et terminer ces descriptions, qu'à vous parler sommairement des monuments anciens qui existaient à l'époque, dont la plupart, aujourd'hui, sont transformés et ont une autre destination. Pour commencer, je vous dirai que l'ancien collège de Digne se trouvait presque à l'extrémité de la rue Mère-de-Dieu, dans la maison qui porte le n° 20. Gassendi, en 1608, à
l'âge de 16 ans, y était professeur de physique et de philosophie et en devint, ensuite, pendant trois ans, le régent et le directeur. Cet établissement fut dirigé, plus tard, par les Jésuites, jusqu'en 1785.
Le Palais de Justice, était, autrefois, le couvent des Recollets ou Frères Mineurs réformés de l'Ordre de Saint-François. Cet ordre, fondé en Espagne, au XVe siècle, fut introduit en France à la fin du XVIe et installé à Digne en 1603. A l'époque de la Révolution, on le supprima, et le monument fut utilisé de différentes manières. On y installa, d'abord, les bureaux de la préfecture et ceux de la
sénéchaussée.

Puis, en 1805, on en fit un théâtre. C'est dans la salle des assises qu'on jouait la comédie, le drame, le vaudeville, et que la Valmont, la Contemporaine, cette grande artiste, qui devait, plus tard, s'illustrer dans le monde, est venue, à cette époque, y
faire ses premiers débuts (1).

(1) Le nom de cette comédienne s'est perpétué jusqu'à nous, car on dit toujours, en parlant d'une troupe théâtrale : rôle de Valmont.

Enfin, en 1820, il fut définitivement affecté au tribunal civil et à la cour d'assises (2).

(2) Le tribunal, autrefois, était au palais de la sénéchaussée, dans les vieux quartiers de la ville, en dessous des prisons. A ce sujet, nous trouvons qu'au XVIe siècle on créa six tribunaux subalternes, qui ressortissaient du sénéchal d'Aix ; puis, en 1533, un édit royal réorganisa la division judiciaire et nomma Digne et Forcalquier chefs-lieux de la sénéchaussée, pour la Haute-Provence.

Tout à côté et presque en face, il y a la chapelle des Pénitents, qui était, anciennement, beaucoup plus vaste et à l'usage des Pénitents bleus. On la nommait, alors, Notre-Dame de Consolation, et elle était contiguë à l'hôpital du même nom, où on recevait les malades et les indigents
qui venaient prendre les eaux thermales. En 1793, du temps de la Terreur, on y transféra le Club républicain, où Barras et Fréron vinrent pérorer à leur aise et porter le trouble et les alarmes parmi les habitants. Elle devint ensuite le temple de la Raison, et on y célébrait les mariages civils, en chantant des chansons. Comme elle tombait en ruines, elle fut reconstruite, en 1830, par Mgr de Miollis, et consacrée de nouveau au culte divin et aux Pénitents blancs, dont nous gardons bonne et joyeuse mémoire.
La Préfecture elle-même a subi de nombreuses transformations. C'est en 1642, sous l'épiscopat de Mgr Raphaël de Bologne, que les religieuses des Ursulines y firent bâtir leur couvent, qu'elles habitèrent jusqu'en 1790. Cette communauté, qui était en pleine prospérité et avait, comme aujourd'hui, toutes les sympathies du pays, se composait de filles ou de veuves qui suivaient la règle de saint Augustin, sous la conduite de l'Evêque. Elle fut fondée en Italie, en 1587, par Angèle de Brescia, et introduite en Provence à la fin du XVIe siècle. A l'époque de la Révolution, ce couvent eut le sort de toutes les congrégations religieuses. Il fut confisqué et aboli. On y
installa d'abord l'administration du district, puis la municipalité et, enfin, les prisons des criminels et des suspects. C'est M. Duval, le dernier préfet de l'Empire, vers 1810, qui, après avoir aménagé et complété ce bâtiment, vint s'y installer le premier. On assure que l'église fut convertie en salle de billard et en salon de réception, le choeur en salle à manger, les cellules et les classes d'études en
appartements (1).

(1) Le jardin de la préfecture est resté, un certain temps, un jardin des plantes.

En suivant l'itinéraire que nous nous sommes tracé, je vous dirai que la grande maison portant le n° 8 de la rue
de la Préfecture était la demeure du juge royal, dont les prérogatives correspondaient à celles d'un président de nos jours.
Au pied de la rue de Provence, il existe, à droite, une petite chapelle sous le vocable de la Sainte-Trinité, qui se lie à la grande bâtisse occupée actuellement par une compagnie de soldats du 55e de ligne. Elles méritent, l'une et l'autre, quelques descriptions.
A la fin du XVe siècle, ou, pour mieux dire, le 13 mars 1495, Mgr Antoine de Guiramand concéda le prieuré qui se trouvait sur le plateau de la montagne de Saint-Vincent (2) aux religieux de la Sainte-Trinité pour la rédemption des captifs.

(2) Le monastère de Saint-Vincent, qui remonte à un temps immémorial, devait, à en juger par les ruines qui restent, être très important. Il y avait une église, sous le titre de Sainte-Madeleine, qui mesurait 28 mètres de long sur 8 de large et 11 de hauteur sous clef, et ornée de figures et de bas-reliefs. Son architecture offrait le caractère ogival de la première période. La petite chapelle de la Croix, qui est au-dessus, où on va en pèlerinage et d'où la vue est très belle, existait déjà au XVe siècle et s'appelait alors le Mont-Calvaire.

Mais, en 1591, ce monastère, comme beaucoup d'autres, fut dévasté et ruiné par Lesdiguières. Ils vinrent alors faire ériger cette grande bâtisse, ainsi que la chapelle, en prirent possession en 1593 et y restèrent jusqu'à la Révolution. A cette époque, ils furent spoliés à leur tour, et on s'empara de l'immeuble, dans lequel on enfermait tous les curés qui refusaient de prêter serment à la Constitution. Plus tard, quand le calme fut revenu, on y installa, pendant quelques années, le séminaire diocésain, puis le collège, qui a été supprimé lui-même, après l'édification du lycée actuel. Le petit pont des Eaux-Chaudes, qui est en face, existait déjà au XVIIe siècle et s'appelait le Pont Bleu. Il a été reconstruit entièrement l'année dernière. Nous devons nous rappeler qu'à l'intersection de l'ancienne route de Gaubert et du nouveau boulevard qui longe la Bléone, en dessous de Saint-Domnin, il y avait une grande et vieille masure, toute délabrée et en ruines. C'était, dans le temps, la léproserie, et elle devint ensuite une infirmerie pour les indigents. Elle a été démolie, il y a deux ans.
Nous ne pouvons pas passer devant le grand pont de la Bléone sans en dire quelques mots. Nos ancêtres, dans les siècles passés, étaient forcés de traverser la rivière à gué, ou sur des planches mobiles. Au commencementdu XVe siècle, on y établit une passerelle en bois, un peu au-dessus de l'embouchure des Eaux-Chaudes ; mais elle fut emportée à la suite d'une crue. La municipalité, alors, décida la construction d'un pont en pierres, qui fut livré à la circulation en 1419. Ce pont, que nous avons tous connu, avait des refuges à chaque culée et ne manquait pas d'intérêt (1);

(1) C'est sur ce pont que passa Napoléon, en 1815, à son retour de l'ile d'Elbe.

mais il était si étroit que deux voitures de front ne pouvaient y passer, et, de 1865 à 1866, il fut agrandi et établi tel qu'il est aujourd'hui.
En suivant la rive gauche de la petite rivière du Mardaric, la tradition nous dit qu'il existait, dans l'ancienne fabrique de draps de la famille Ailhaud, un couvent dédié à sainte Catherine, qui fut abandonné subitement, en 1440, par toutes les religieuses. Il n'existait donc plus, depuis longtemps, du vivant de Gassendi, et, pour cette raison, les renseignements que nous avons cherché à nous procurer
sont vagues et indécis.

La caserne, où se trouve la garnison de notre ville, est restée longtemps l'hospice de la Charité. On y recueillait les vieillards, les infirmes, les orphelins et les enfants abandonnés.
Les trois ponts qui l'entourent datent de la fin du XVIe siècle. Ils ont le mérite, en temps de crues, de laisser passer l'eau du Mardaric sous leur arche; tandis que celui que nos savants ingénieurs ont construit, à côté, la fait passer par-dessus, ce qui produit des inondations continuelles.
Le Grand Séminaire a aussi son histoire. C'était, autrefois, le couvent des Cordeliers ou Frères Mineurs, ainsi dénommés à cause de la corde à trois noeuds qui leur serrait la ceinture. On sait qu'ils furent amenés de la Palestine à Paris par saint Louis, et qu'ils possédaient en France 284 établissements. Celui-ci fut fondé à Digne, en 1230, par Bérenger IV, comte de Provence. Cette communauté, à l'époque, était des plus brillantes et illustrée par des hommes de très grande valeur, entre autres Vital Dufour, qui mourut cardinal d'Avignon, et François de Mayronis, un savant des plus renommés. Ce couvent, en 1591, fut saccagé, pillé et dévasté de fond en comble par les calvinistes. Tout fut reconstruit et réparé avec soin, mais il ne put jamais être rétabli dans son état primitif. Son église était des plus remarquables et mesurait 55 mètres de long sur 25 de large, et, par conséquent, beaucoup plus grande que celle de Notre-Dame du Bourg et de Saint-Jérôme. Elle était formée par une seule nef et possédait quatorze chapelles, non compris le choeur. D'un côté, à droite, celles de Notre-Dame des Grâces, de la Descente de Croix, de Saint-Crépin, de la Descente du Saint-Esprit, de Saint-François, de Notre-Dame du Mont-Carmel et de l'Immaculée-Conception; de l'autre, à gauche, celles de Sainte-
Anne, de Saint-Clair, de Saint-Éloi, de Saint-Antoine de Padoue, de Saint-Sébastien, des Cinq-Plaies et de l'Enfant Jésus. Comme on le voit, les Cordeliers étaient joliment bien assortis en chapelles, et on comprend que, s'ils l'avaient pu, tous les saints du Paradis y auraient été représentés. Le clocher, qui était à l'avenant, a été démoli en 1794 ; mais l'église fut respectée et existait intacte au commencement de notre siècle. Comment expliquer alors qu'en temps de paix, des chanoines intelligents, respectables et respectés,
se soient décidés à démolir un monument ancien de cette importance. Toutes les raisons qu'on peut faire valoir ne peuvent les excuser d'un vandalisme semblable. Que la terre leur soit légère et que le Bon Dieu leur pardonne. En 1791, à l'époque des grandes spoliations, on mit ce monument aux enchères ; puis, par un décret impérial du 20 octobre 1807, il fut offert gratuitement à la ville, et
Mgr de Mio lis, ce vénérable et saint évêque, en fit son Séminaire diocésain, dont l'inauguration eut lieu en 1809. Il a été, depuis, transformé, agrandi et modifié souvent. Les ormes gigantesques de la cour datent, à peu près, de 1250 et ont, par conséquent, près de 650 ans d'existence Un, planté à la même époque, périt dans un incendie en 1591. La grande et vieille bâtisse qui donne, d'un côté, sur le boulevard Gassendi et, de l'autre, à la Traverse, où se trouvent actuellement notre Musée et la Salle de Musique, a été bâtie, en 1602, par Mgr Antoine de Bologne, qui en avait fait, à cette époque, son siège épiscopal (1).

(1) Mgr Antoine de Bologne, de l'illustre famille des Capissuchi, de Rome, a été un des évêques les plus marquants de notre ville. Cet auguste prélat, en allant à Champtercier, en 1602, fut tellement frappé et surpris par le discours, en latin, que lui fit Gassendi, qui n'avait, alors, que 10 ans, qu'il ne put s'empêcher de dire avec conviction que cet enfant, même avant sa maturité, serait la merveille de son siècle. Cette prophétie, on le sait, s'est réalisée en tous points. Cet évêque, après un épiscopat qui a duré treize ans, est mort à son château de Tanaron, en 1615. Il a été inhumé dans une des chapelles, à droite, de la cathédrale de Saint-Jérôme, et Raphaël de Bologne, son frère et son successeur, lui a fait élever le mausolée en pierre que nous connaissons, où il est représenté couché, les bras en croix sur la poitrine, coiffé de la mitre, avec sa crosse à ses côtés.

Après sa mort, son neveu, Jules de Bologne, la vendit, en 1630, aux religieuses de la Visitation, qui l'habitèrent jusqu'à la Révolution. On y installa, plus tard, la gendarmerie, qui y est restée jusqu'à l'édification de celle qui existe aujourd'hui ; puis, la municipalité actuelle l'a mise, provisoirement et gracieusement, à la disposition de la commission du Musée de notre ville, en attendant de pouvoir lui offrir un local plus vaste et surtout plus convenable. Le couvent des religieuses de la Visitation était une abbaye instituée à Annecy, en 1610, par François de Sales et Mme de Chantal. Il fut introduit en France en 1619 et avait pour but la visite des malades. C'est dans son église (Salle de Musique) qu'eurent lieu les grandes fêtes de la canonisation de leur patron.
De tous les monuments anciens, dont je viens de parler c'est peut-être l'Evêché qui a subi le plus de changements. Nous savons que nos évèques, du XIe au XVIe siècle, avaient établi leur palais épiscopal sur le plateau de Saint-Charles. Antoine de Bologne, je viens de le dire, le transféra à la Traverse, en 1602. C'est Mgr Raphaël de Bologne, son successeur, qui fit l'acquisition, en 1640, de l'immeuble actuel et vint l'habiter le premier. A partir de cette date jusqu'en 1784, il fut occupé successivement par les évêques de notre ville et, un peu plus tard, à l'époque de la Révolution, par deux évèques constitutionnels : Romée de Villeneuve et André Champsaud.
Pendant ces temps de troubles, de désordres et de fermentation, de 1793 à 1795, l'administration du district y transporta ses bureaux. Puis la municipalité, le tribunal départemental et d'arrondissement, qui avaient l'humeur voyageuse, vinrent s'y établir à leur tour. Pendant un certain temps même, on utilisa une partie du bâtiment pour y établir une école d'enseignement mutuel. Il est de fait que, quand Mgr Bienvenu de Miollis fut nommé, en 1805, évoque de Digne, le local était entièrement occupé, et ce saint homme se trouva dans la nécessité d'habiter, jusqu'en 1825, la modeste maison de la rue de l'Ubac, n° 2, où sont actuellement les Soeurs de la Sainte-
Enfance.
Enfin, par décret impérial du 5 juin 1810, ce bâtiment fut offert aussi gratuitement à la ville, pour le logement du vénérable prélat. Mais, par suite de nombreuses difficultés, on ne commença la reconstruction du palais épiscopal qu'en 1822, et Mgr de Miollis n'en prit possession qu'en 1825. Dans les réparations qu'on y a faites à cette époque, on supprima le portique qui existait anciennement. De cette façon, la façade fut reculée de trois mètres. On y ajouta la maison de la famille de Tartonne, qui formait l'angle de la rue du Pied-Cocu, et on y adjoignit le jardin qui se trouve au-dessus, sur le versant de la montagne. Depuis cette époque, le palais épiscopal n'a plus changé de destination.
Ainsi qu'on a pu en juger par tout ce qui précède, nos évêques, depuis le IVe siècle, ont joué un grand rôle dans l'histoire de notre ville. Il est probable qu'ils s'y plaisaient beaucoup et que ce poste éminent était très recherché. Un seul, Mgr Henri de Meignen, fit exception à la règle ; car, le 22 octobre 1569, en venant visiter son diocèse pour la première fois, il fut tellement effrayé par nos hautes montagnes qu'arrivé sur le plateau de Gaubert il rebroussa chemin pour ne plus revenir, en disant : Digne, indigne d'être Digne, bâtie entre quatre montagnes, me produit l'effet d'un pays de barbares et d'une caverne de voleurs. Il faut avouer que cet auguste prélat n'a pas été très tendre pour nous et avait les goûts bien difficiles. Dans tous les cas, il ne voyait que le bon côté de sa mission
apostolique et doit occuper, maintenant, une des meilleures places en Paradis. Si le temps me le permettait, après vous avoir parlé des
monuments anciens et décrit longuementce qui se rattache à notre vieille ville, je vous entretiendrais des créations, des améliorations et des transformations qu'on y a faites de nos jours.
J'aurais, je crois, beaucoup de choses intéressantes à vous dire. Mais, rassurez-vous : je comprends et je devine que j'ai usé et abusé trop longtemps de vos instants et de votre extrême patience. J'ai été entraîné et débordé, malgré moi, et j'ai dépassé, je le sais, les bornes que je m'étais imposées. Pardonnez-moi. Notre ville, aujourd'hui, quoi qu'on en dise, a pris, relativement, une grande extension, et, si les Blédonticiens et même les Dignois du XVIIe siècle revenaient en ce monde, ils ne s'y reconnaîtraient plus. Une simple énumération vous en donnera l'importance...
C'est de nos jours qu'on a bâti l'école des Frères, la Banque, Saint-Domnin, le Lycée, les Gares, l'Abattoir, la Maîtrise, les Ecoles normales et laïques, l'Orphelinat, le Petit Séminaire, les Archives et la Gendarmerie. D'un autre côté, le boulevard Gassendi (1), avec sa longue et belle allée de platanes ;

(1) C'est M. Alexandre de Lameth, préfet de notre département, de 1802 à 1805, qui a conçu, le premier, le boulevard Gassendi, et c'est à son instigation qu'on a planté cette belle allée de platanes, qu'on appelait l'Avenue. Mais, cependant, c'est M. du Bausset qui a créé le boulevard qui va du Grand-Pont au Pré-de-Foire, qu'on nommait alors le Chemin-Neuf et qui est devenu, depuis, petit à petit, le centre de notre ville. L'allée qui continue jusqu'à la Grande-Fontaine est plus moderne et n'a été établie que vers 1825. Il est très regrettable, à ce sujet, qu'on n'ait pas suivi l'alignement de la première. L'effet et l'ensemble auraient été parfaits.

les quartiers des Fontainiers, de Saint-Martin, des Epinettes, de la Sèbe et de Barbejas, parsemés aujourd'hui de villas, de maisons de plaisance, de cabanons, de jardins fleuris et de prairies verdoyantes, donnent à notre cité un attrait et un charme qu'elle n'avait pas dans le temps. Notre Pré-de-Foire, qui était autrefois, en partie, le jardin de l'évêque et s'appelait, alors, le quartier des Gorges, devient, les jours de fêtes et de réjouissances publiques surtout, le centre de la ville. Toute la population s'y donne rendez-vous et y prend ses ébats, sous le regard vigilant et paternel de notre illustre Gassendi, qui est là, pensif et solitaire, sur son socle de pierre,
comme s'il méditait, en silence, une controverse philosophique contre Descartes, son célèbre rival et, plus tard, son ami (1).
Je tiens, avant de finir, à vous dire deux mots sur la Grande-Fontaine; je l'ai gardée pour la soif, et pour la bonne bouche. C'est, certainement, le plus joli et le plus gracieux monument moderne que nous possédons, avec son portique à deux faces, d'ordre corinthien, ses colonnes, ses chapiteaux et ses vasques, couverts de mousse, de lichen et de plantes aquatiques, qui forment, en été, des tapis de verdure, émaillés de boutons d'or. Puis cette eau claire, limpide et abondante, qui tombe en cascatelles, par sa couleur argentine et son gazouillement, est un ravissement pour les yeux et un charme pour les oreilles (2).

(1) La biographie de Gassendi est trop connue pour la décrire ici, ce qui, du reste, nous entraînerait trop loin. Nous savons que notre illustre compatriote a été une des gloires de la France du XVIIe siècle, et nous avons le droit, nous Dignois, de nous en enorgueillir.
Je me bornerai simplement à vous dire que j'ai été, comme dans un pieux pèlerinage, visiter son tombeau, qui se trouve dans la chapelle de Saint-Joseph de l'église de Saint-Nicolas-des-Champs, à Paris. Il est orné d'une plaque de marbre, où on a gravé une épitaphe longue et élogieuse, et, au-dessus, on a placé son buste de grandeur naturelle. La statue en bronze de Gassendi du Pré-de-Foire, exécutée par Ramus, de Marseille, a été élevée en 1851, par souscription dans le département des Basses-Alpes, pendant que M. le docteur Fruchier était maire de Digne et sur l'initiative de MM. Firmin Guichard, Berton et le docteur Ivan.

(2) Les eaux de la ville, prises entre les vallons de la Coulette et de la Prévôté, ont été amenées par M. de Jassaud de Thorame, maire de Digne de 1822 à 1825, et distribuées, ensuite, par M. du Chaffaut, également maire de 1825 à 1829. L'érection de la Grande-Fontaine remonte à cette dernière date. Jadis, la ville de Digne était alimentée par la source de Saint-Jean, près de la chapelle de ce nom qui existe encore. Elle suivait le pied de la montagne de Barbejas, passait sur l'aqueduc qu'on voyait à côté du pont du
Pigeonnier et qui a été démoli, je ne sais trop pourquoi, il y a un an à peine. Notre ville, à cette époque, ne possédait que trois malheureuses fontaines, tandis qu'aujourd'hui on en compte près de quarante.

En résumé, notre chère petite ville n'est pas indigne d'être Digne, encore moins un pays de barbares et une caverne de voleurs.
Telle qu'elle est, entre ses quatre montagnes, elle en vaut beaucoup d'autres, pour la bonhomie de ses habitants, son climat, sa situation, sa physionomie et, surtout, pour les sites charmants et pittoresques qui l'entourent de tous côtés. On n'y viendrait, du reste, que pour boire son eau fraîche et cristalline, respirer l'air pur et sain de ses montagnes, qu'on ne perdrait pas son temps, et on s'en
trouverait bien.

PAUL MARTIN.

Fin de l'ouvrage

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